À Genève,
La vie et la mort ont fait leur lit sur mon vélo.
*
Je t’ai dit la neige de loin
J’ai dit pure, froide.
J’ai dit presque impossible.
Tu m’en avais parlé.
Pour moi, ici, chez toi, toutes les vues ont un mont Blanc.

Photo : John M. Harkness
*
Tu souris.
Ton sourire comprend. Sur lui coule ta voix, un échantillon de feutrine.
Ton cœur ambré sucre ton rire.
Ton visage est de fruit, et tes yeux de châtaigne.
Tu ne surgis pas.
Tu saupoudres.
Tu fais que les couleurs sont vives ici.
Tu fais que je comprends,
Un peu.
Tu es le silence où tournent mes deux roues.
Tu souffles encore par vagues aériennes.
L’écume marque les sous-titres.
Nous tournons à deux dans ce film.
*
Anna, à Genève, la vie a entrevu la mort.
Franchissant le pas de ma peau, tu as logé les rêveries
que tu décrivais dans tes textes.
Désormais libres, elles font belles figures qui n’ont que faire de nos lois.
Elles percent ainsi le flou terrestre des réseaux.
Transparentes, dévoilées.
J’ai vu donc ton balcon.
Les fleurs dessous,
Leurs vies d’avant ensevelies.
J’ai entendu ta voix me dire
« ce jour, le soleil… je vois… »
J’ai inhalé tes molécules
À poumons pleins
Sur mon vélo
Ce talent qui donnait à tes mots leur rythme
Me pousse dans l’élan.
Je me prends dans ton jeu.
*
Je vais te dire.
Avant, nous faisions du vélo ensemble.
De loin.
Sans ambition.
Molletonnées de quotidien, de nos horizons verticaux.
Montée sur ton vélo statique, tu circulais dans 4 murs.
Sortie. Une odeur de pré et de lisier. Après les foins. Le vélo ne peut y échapper. Devant moi, le store entrouvert a des apparences de grille : le magasin du monde est fermé. Je pousse laborieusement la bécane. C’est un jour qui n’a pas d’allure, pas de vitesse, pas de vent1.
Moi, sur ponts suspendus entre trottoirs et 4 roues.
La ligne peinte sur le tarmac, une corde à la gaine usée.
Le vélotage ici (pratique du vélo, maladroite mais volontaire) est un art de combat
Nous vélotons donc, toi et moi.
Toi, chez toi.
Moi, dans pays d’ailleurs où même le soleil se couvre de flanelle.
Je vais te dire.
À l’hôtel vers chez toi,
j’ai loué casque, panier pour commissions et vélo électrique.
J’ai volé sur traverses, Anna,
Entre campagne et villes.
C’est un jour qui n’a pas d’allure, pas de vitesse, pas de vent
J’ai fait le plein de ton pays,
Des sommets qui cassent le ciel
Le mot est un coup de pédale,
Une poussée vers la cime.
J’ai pris le guidon comme un grimpeur, sa corde.
*
Je ne vais pas loin, tu sais. Je suis de la montagne. Pas de distance mais de la hauteur.
Ainsi mon vélo de chambre est un ascenseur qui m’enlève, m’élève ou me flingue.
J’entre dans un espace qui se gravit à la pédale, et puis de la main, à qui il revient de faire les prises et d’écrire.
J’ai fait le plein
De fromages, de saucisses, de miel
De senteurs de collines, de montagnes fuyant et revenant,
Fuyant et revenant
Un manège
De senteurs lactées, boisées, d’épices, d’animaux.
J’étais là, tout entière. J’étais dans ton espace
qui se gravit à la pédale.
J’ai échangé des mailles de ma vie à l’anglaise contre des fibres bigarrées
Je tisse à la pédale mon tricot onirique
Tu fais mes écouteurs en feutre
Dissimulée dedans mon casque.
Reprends ta course Anna.
Accroche-toi aux roches, aux vergers, aux senteurs de l’été et de fabriques souterraines.
Je vais te dire encore.
- Les passages en italique sont tirés des courriels qu’Anna Jouy a adressés à l’autrice lors de leur correspondance sur le thème du « vélotage ».↩
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Valérie Harkness est la fondatrice du site D’Ailleurs poésie. Pédagogue, traductrice, tisseuse de liens multiples entre les cultures, notamment britannique et française, elle a porté sa passion de la langue dans de nombreux recueils parus entre autres aux éditions Rhubarbe, Jacques André, du Petit Véhicule ou Henry.
merci beaucoup, ça me touche énormément… elle nous manque tellement
marinette ( sa soeur)