« La foule des endeuillés m’entoure / de son amour de son chagrin » : ce recueil au titre de pavane, on pourrait s’attendre à le lire uniquement la gorge serrée. Mais le cimetière de Dembé n’est pas pour Nimrod prétexte à une déambulation seulement cousue de tristesse. Certes, nombre des siens ont été enterrés dans ce quartier de N’Djamena, ce qu’on apprend dès la dédicace ; il s’agit dès lors de les célébrer en « stèles de mots », puisque l’endroit où se trouvaient les tombes a été grignoté par l’urbanisation, au point de n’être plus qu’un terrain vague. Chez le poète, en son for intérieur, les « grands moulins de l’inespérante raclure » n’ont cependant pas entamé le souvenir du végétal qui accompagne les tombes : « L’herbe caresse ma peau / trouble mon âme / verdure vertueuse ». Ainsi déambule-t-il « au son des cithares » dans les allées de sa mémoire et de celle des siens, tour à tour dans des envolées lyriques aux images somptueuses (« Les abeilles butinent mon sang / à mesure que je marche vers la cendre ») et dans des poèmes plus aérés qui donnent à son Tchad natal des airs exotiques, d’Italie rêvée par exemple : « Patience du cimetière / charme d’un cyprès ».

Devant les pilleurs de tombes éclate la colère, qui « dévastera vos ciels indifférents ». Car comment faire fi de « la douleur des pères / l’émotion qui étreint lorsque survient la traîtresse fin » ? Toutes générations confondues, la mort happe, souvent trop tôt, les fils (« Il s’est couché à jamais / cet autre moi-même / cet autre autre / qui me ressemble »), les pères (« quand mon père a brisé / sa baraque charnelle »), les sœurs (« Ma sœurette quelle poussière à ton destin dédiée / t’absente ci-devant mes yeux […] en ces terres ensilencées où à jamais tu dors »)… Et le poète leur construit les tombeaux dont ils ont été privés par les vivants, par cette furieuse propension à exister qui fait parfois oublier celles et ceux qui reposent sous terre.

Ce n’est pas pour rien que le titre du recueil évoque un morceau musical : outre la musique des mots, parfaitement maîtrisée par un auteur majeur de la littérature en langue française, s’invitent aussi « des cantates de Bach, des cantiques inspirés du Psautier », dans la bouche des fossoyeurs. Les prières psalmodiées irriguent la langue, qui pourtant ne rechigne pas à s’encanailler hors des sentiers battus du vocabulaire lyrique pour s’ancrer dans l’époque : « Tes accus accusent la barre limite de leur décharge », lorsque « Mourir au soleil » devient une tragédie toute contemporaine. Et la musique culmine dans une « Comptine finale », rimée, rythmée, pleine d’« odieuse beauté » — « Corbeau corbeau / je vais aux ténèbres / Goulue ma peau / Y plaque mes lèvres ». Oui, le désir de vie et de souvenir fait que Nimrod revient sans cesse à ce cimetière, un cimetière désormais lui-même enterré, dans un élan de mise en abyme où la tristesse cède la place à la célébration : « Cent fois par jour je remets le retour sur le métier ».

Nimrod, Pavane pour le cimetière de Dembé, éditions Tarabuste, ISBN 978-2-84587-666-8

Vertu du vivre

par Nimrod (lu par Florent Toniello) | Pavane pour le cimetière de Dembé

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.