« Malgré sa concision extrême, l’aphorisme est invariablement polyphonique. » Et c’est de fait une belle moisson d’aphorismes que nous sert là Paul Roddie, dans son premier ouvrage écrit entièrement en français. Ses deux premiers livres, chez le même éditeur, étaient en effet bilingues — Le Ravisseur du monde a d’ailleurs fait l’objet d’une chronique sur la version précédente de ce site. Bien sûr, « tout poète écossais en état de grâce marche sur des chardons ardents », et le natif de Glasgow ne renie pas ses origines. Il parsème en outre ses sentences de clins d’œil à la culture britannique, convoquant les marches militaires Pomp and Circumstance d’Edward Elgar : « Pompette et circonstance : c’est lorsqu’il est dans sa bulle que le regard de l’homme pétille. » Et que dire des accents shakespeariens de la poésie vue comme une « partie d’iambes en l’air » ?
Mais « l’écrivain bilingue se traduit toujours en justesse ». Rapport de cause à effet juridique ? Toujours est-il que c’est dans la seule langue de Molière que le poète livre ici ses pensées. Avec une maîtrise très fine des doubles sens, des jeux de mots, des homophonies… bref, de toutes les figures de style qui permettent à l’aphoriste de faire feu de tout bois. Et toujours des influences, Beckett diffus dans tant de textes, Cocteau dans ces miroirs qui « font semblant de nous voir ».
Car qui dit aphorismes dit souvent pointes d’humour, et on ne niera pas la réussite de certains dans ce mode. Mais il se trouve également un fil conducteur à forts accents philosophiques, lequel donne à la succession de bons mots une saveur toute particulière. Tout du long, Paul s’attache ainsi à croquer le poète en formules, renonçant quelquefois à l’extrême brièveté : « Tous ces mots qui lui font les yeux doux avant de se coucher sur le papier dans des postures d’abandon. Devant leurs formes lascives qui s’enchevêtrent, le poète contemple sa besogne avec des yeux de braise… » On trouve une véritable sensualité dans Le Réel lointain, une adéquation entre les idées et l’enveloppe physique qui s’incarne dans la figure du poète, parfois tancé, quelquefois moqué, mais aussi regardé avec profonde empathie. « La gymnastique n’est pas le seul apanage du corps : la schizoïdie est une sorte de grand écart, psychiquement parlant » : oui, corps et esprit se mêlent dans des aphorismes qui ont ce petit plus que ceux qui ne titillent que l’humour n’ont pas. Dieu aussi s’invite (« La Création, quel opuscule ! ») ; le peintre, cousin du poète, se voit convoquer au bal où l’encre et les neurones dansent ensemble à en donner le tournis.
Une centaine de pages plus tard — mais il faudra reprendre le livre, y picorer au jour le jour —, on comprend que si, pour le poète, « la vie, cet entre-deux » est source de mélancolie et d’interrogations, elle reste néanmoins pleine de surprises grâce la contemplation des contemporains : « L’homme, quelle bête de foirade ! »
Paul Roddie, Le Réel lointain, éditions L’Harmattan, ISBN 978-2-14-034421-3
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent huit recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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