« à l’angle de la Silbersteinstraße / une voiture / au feu rouge / attend / le toit recouvert / des feuilles et des fruits du tilleul / tombés à maturité / Lindenblüten Herzenblätter » : le recueil commence à Berlin, où habite l’autrice, sous la pluie, avec des gouttes de poésie narrative qui mêlent l’allemand au français afin que l’on s’immerge dans la ville. (J’aurais dû lire le livre lors de mon récent séjour d’un mois dans la capitale allemande ; les délais de distribution dans ma librairie luxembourgeoise en ont décidé autrement.) Le regard de Laurence Ermacova est acéré, joue avec l’alternance des sonorités que lui permet le mélange des langues pour restituer la fascination des lieux qu’elle habite ou visite. Tout cela sans traduction, ce qui rendra peut-être la lecture du début un peu difficile (mais sûrement pas impossible) à qui ne maîtrise pas la langue de Goethe, mais multipliera au contraire les sensations pour qui peut la comprendre.

Dans les premiers poèmes s’installe aussi une notion transversale du recueil, la sororité (« À mes sœurs dans la rue »). Celle-ci sera travaillée plus loin dans les poèmes relatant une visite en Roumanie, où s’invite Circé, « ma sœur, ma féminité ». Mythologique alter ego de la poétesse, la magicienne se déplace dans des paysages propres à alimenter l’imaginaire, façonnant une solidarité pas seulement féminine ni urbaine d’ailleurs : « la forêt n’est pas nôtre / elle est / sabots, cornes, griffes et plumes / orchestre muet de mousses et de feuilles ». Autres lieux donc, autres états, toujours poésie, qui parfois prend des airs de chansonnette avec ses répétitions en forme de refrains, voire ses interjections couleur locale : « boire / l’eau à la source / écouter le mouvement des âmes mortes / s’écouler, bruire, jaillir / ăp lăp lăă ăp lăp lăă ». Si le roumain ne s’invite pas autant que l’allemand, il est toutefois présent, en particulier dans des titres de poèmes. L’anglais se voit pour sa part proposer une présence prépondérante dans l’ample « Circé’s spoken words after a night of bad English ». Si les lieux qu’arpente la poétesse sont fièrement multilingues, ils s’imbriquent aussi dans un ruban de Möbius avec les strophes sur le papier : « les vers de ce poème battent de l’aile, retombent / s’enlisent entre les lignes ».

À l’occasion d’une dernière partie intitulée « Berlin Sportforum — ein Stadiongedicht » (un poème de stade), Laurence Ermacova s’attache à chanter le corps. Sommet de ces pages, un hommage à la gymnaste soviétique Elena Mukhina (1960-2006), devenue tétraplégique après s’être brisé la nuque lors d’un entraînement. Oui, c’est l’occasion de découvrir plusieurs vers en russe ! La préoccupation de la langue culmine dans ce qui apparaît comme une véritable lecture performée transcrite sur papier, avec des blancs savamment disposés ou des changements de taille des caractères : « ihr Körper sa corps / faire l’accord avec le sujet du corps / dans un corps à corps / être le sujet de son corps / s’inkörporer ». Réappropriation du corps de la femme grâce à la grammaire allemande transcrite en français, le poème — mais n’est-ce pas au fond le cas du recueil entier ? — contient dans son expression même un militantisme tissé avec soin dans la trame des pages. Sous des dessous parfois faussement contemplatifs, États de mes lieux pratique le subversif avec constance. Et si certaines connaissances linguistiques sont nécessaires pour libérer toute la puissance du recueil, il n’en reste pas moins qu’à sa lecture « qu’importe ce qui est ou ce qui n’est pas / la formule du réel vole en éclats ».

Laurence Ermacova, États de mes lieux. Gesammelte Gedichte, éditions du Bunker, ISBN 978-2-487510-00-5

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par Laurence Ermacova (lue par Florent Toniello) | États de mes lieux

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent huit recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.