« tu abandonnes l’illisible grand art surréaliste / pour une poésie sous-réaliste / tu écris avec tes pieds / parce que tout le monde a des pieds » : Alain Raimbault a beau user de la distance du tu, on comprend bien vite dans le premier poème que c’est sous l’égide de Carver et Bukowski qu’il place lui-même son recueil. D’ailleurs, dans cette première partie nommée « Présent singulier » — où la poésie, voire la littérature en général, est au fond le personnage —, n’écrira-t-il pas quelques pages plus loin : « et moi Raimbault, qui taquine la poésie » ? Le je et le tu deviennent dès lors deux poteaux d’une même clôture, celle qui séparerait le réel de l’imaginaire en strophes… si elle n’était pas si poreuse. « c’est quoi, faire quelque chose ? / faire quelque chose c’est / habiter la vérité » : au-delà de la sentence, on voit bien que la vérité, le réel en somme, est là un outil qui sert à alimenter la fabrique des vers. L’inspiration est claire, doublée parfois de quelques réflexions sur la poésie elle-même. Mais plus encore, cette notion de « faire quelque chose » montre combien l’auteur considère comme essentielle l’activité d’écrire, combien celle-ci combat la fadeur potentielle du quotidien. Même décrire par le menu son « dimanche / jour de rien » relève de l’hygiène de vie et fait la part belle au style de ses maîtres cités auparavant : « je lis des commentaires racistes sur facebook pour relaxer / le raciste a des arguments en béton / lamentables / j’éteins l’ordinateur ». Où la vie de tous les jours transcende sa banalité par le pouvoir de l’écrit.

« Montréal viscéral », la deuxième partie, quitte une certaine introspection initiale en s’aventurant dans le métro de la grande ville québécoise. Dans ce « terminus ventre-ville » qui donne son titre au recueil, le poète observe sans se prendre au sérieux : « tu es aussi le dernier choix de ton voisin / ne te leurre pas ». Humour à l’accent d’autodérision souvent, comme lorsqu’il avoue après avoir évoqué le livre qu’il parcourt : « j’aime bien lire ma vie en pire / je ne vais jamais aussi loin ». Dans ce catalogue de brèves rencontres dans les transports en commun (d’ailleurs plus visuelles que bavardes), le secours de la littérature n’est pas si facile à obtenir. D’où peut-être cette propension à versifier le quotidien ? En tout cas, les mots fusent pour observer : « l’étranger / c’est les autres ». Le grand Arthur, homonyme d’Alain Raimbault, n’est pas loin, même si la langue est ici ancrée dans une modernité orale évacuant toute rime, mais convoquant tout rythme — pas le tacatac des voitures sur rails cependant, puisque le métro de Montréal est sur pneus !

On vient d’évoquer les étrangers, et justement, « Corps étranger » est le nom de la troisième partie du livre. Les brèves rencontres de la précédente avaient lieu dans le métro ; maintenant, elles sont liées au voisinage : « ça fait ça / un homme qui est pas mort à la guerre / ça boîte un peu / ça rend service / ça cause météo / et la nuit ça scrute le ciel / parce que John / il dort pas ». Construction des trois parties en progression habile, puisque de l’art poétique, de la littérature générale, on est passé par l’observation silencieuse des gens dans un lieu public pour finir par taper la conversation dans le quartier de l’auteur. Tout ça dans une langue sans fioritures inutiles, avec toute la sincérité du poète qui chérit l’existence et la rend sans artifices. Au cœur de la ville, de sacrées bribes d’humanité. Dans ces mots, on aimerait que « le temps / ça dure encore un peu ».

Alain Raimbault, Terminus ventre-ville, Mouton noir Acadie, ISBN 9782897503697

Toujours pas sommeil

par Alain Raimbault (lu par Florent Toniello) | Terminus ventre-ville

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Florent Toniello

Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent huit recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.