« Nous connaissons ces histoires. / Nous connaissons ces gens. / Chacun d’eux est une balle lumineuse / tirée dans la nuit » : si cette strophe appartient au poème « Archéologues », elle restitue cependant avec justesse le sentiment de qui goûte ces Pêches de Géorgie cultivées par Sébastien Fevry. Celles-ci, en effet, « poussent en nombre / dans le verger des grandes nations », et « si on accepte de mordre dans le fruit / de succomber à sa chair juteuse », on se retrouve transporté en terrain connu, orné toutefois d’un flou poétique visant à en rendre l’expérience à la fois spécifique et universelle. Le pouvoir y est « une poupée gonflée d’hélium » ; la démocratie, « le plus gros poisson de l’étang » où viennent pêcher des gens arrivés de loin, « pour y voir leurs désirs fatigués / leur langue accrochée à l’hameçon ». On y lira de subtiles correspondances avec le monde d’aujourd’hui, certes… mais aussi la description tendrement ironique d’une illusion politique humaniste désormais perdue. La pourriture ne se cache plus : « Les plus petits royaumes commencent à l’âge avarié », tandis que les dictatures torturent au grand jour : « tes ongles avaient été retournés / avec une application déroutante ».

Pour échapper au « chien de la compagnie pétrolière », pour contrer les « pensées les plus performantes », la retraite — ces « années de maintenance » où il s’agit de « conserver le périmètre en l’état » — est peut-être une solution. Mais ce que choisit l’auteur, ce sont les vers. Et comme il constate qu’il existe de nos jours « Tant de concret que cela en devient étouffant », c’est à dessein qu’il plante de longs et fluides poèmes narratifs, tel un couteau dans une pêche juteuse. Procédant par allusions, il gomme les circonstances exactes, s’immerge dans la brume que les métaphores lui offrent pour diluer ce concret oppressant. Pas assez pour qu’on puisse qualifier les textes d’abstraits, mais suffisamment pour leur conférer l’aura de paraboles.

Plusieurs « je » prennent tour à tour la parole — les accords tantôt masculins, tantôt féminins le révèlent —, des « tu » sont apostrophés (ou apostrophées). De qui parle le narrateur lorsque, dans son « Rêve de la colline triste », il affirme « les [avoir] vus tordre leur caleçon de laine / dans des bassines en fer-blanc » ? Au fond, comme la notion de rêve revient à de multiples reprises, il se pourrait bien que le livre tout entier fût un songe conscient dans lequel le poète servirait, à travers des voix plurielles représentatives des aspirations et des frustrations de l’époque, un conte philosophique à sa façon. Où donc se trouve « ce pays / où appeler un chauffagiste constitue un pari risqué sur l’avenir » ? Nul besoin de le savoir pour apprécier la lecture, évidemment. Politique et poétique se mêlent avec bonheur dans cet ouvrage, dont le titre laisse présager une sapidité sucrée de monde idéal, alors que s’en dégage plutôt la saveur douce-amère du monde tel qu’il est. Attention aux noyaux.

Sébastien Fevry, Pêches de Géorgie, Cheyne éditeur, ISBN 978-2-84116-364-9

Fusil à harpon

par Sébastien Fevry (lu par Florent Toniello) | Pêches de Géorgie

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

onze − 3 =

Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site personnel : accrocstich.es.