Entourée d’un océan anglophone et à l’instar de celles de l’Alberta ou de la Colombie-Britannique, la poésie fransaskoise (de la Saskatchewan) se concentre dans des cercles dynamiques mais restreints, nous apprend Marie-Diane Clarke dans son introduction. L’importance de la revue À ciel ouvert y fait notamment office de fil rouge entre auteurs et autrices de la province. De fait, explique Clarke, « le sentiment d’être doublement aliéné continue à hanter la poésie fransaskoise, débouchant sur une tentative de se libérer dans l’espace physique et temporel de l’existence, ou même parmi les signes de l’écriture ».

Ce qui frappe à la lecture de ce chapitre, c’est l’importante proportion des tentatives d’une définition de l’identité francophone dans la province, qui se cristallise dans le puissant poème d’Éveline Hamon (1958-2022) repris pour conclure cet article. Michel Marchildon (1966) s’interroge aussi, et nous éclaire un peu plus : « Fransaskois, pourquoi ? / Pourquoi pas l’anglais ? / C’est mieux, plus gros / Puis ça risque de durer plus longtemps // Fransaskois, qui est-ce ? / Un cousin de Québécois / De la fesse droite / Extrême droite, Atlantique // Fransaskois, limité / Autant que cette page me limite / Condenser dans des mots / L’histoire de ma vie ». Quant à Sébastien Rock (1974), il chante en haïkiste confirmé les beautés des vastes plaines (« marcher sous la pluie / les baies noires de l’aronia / ouvrent l’appétit »), une autre façon de s’ancrer dans un territoire avec sa langue. Ce qu’Odette Carignan (1925-2013) fait également, de sa manière plus rimée et avec des accents féministes (on aura remarqué que le féminisme figure en bonne place dans les thèmes que contient l’anthologie tout entière, et c’est une excellente chose) : « Je suis une femme / J’ai donné à mon pays huit citoyens / Encore sur les formes officielles je ne suis rien / Une ménagère, une simple laveuse de planchers / Ils veulent même ignorer que pour mes enfants j’ai tout sacrifié / Hélas, il est trop tard, je ne verrai pas de changements / Mais je vais léguer mes expériences et mon petit bagage de talents / À mes fils… et eux seront certainement écoutés / Car ils sont des hommes, et depuis toujours ils sont acceptés. »

Si la rime s’invite ici, ce n’est peut-être pas seulement une question de génération. Estelle Bonetto (1976), avec son écriture élégante et ironique, ne la dédaigne pas : « Les fruits et les légumes arrachés à leur terroir / ne rentreront pas chez eux ce soir. // Leurs dépouilles exposées à la vue des badauds en bande / se marchandent en offrande. // En chapelle ardente, les carottes et les navets se débandent. » Tout se passe en somme comme si la musique de la langue, à laquelle appartient le jeu des sonorités, était un mécanisme de survie face à une autre langue dominante. Et Jérôme Melançon (1981) de renchérir en rimes : « M’a-t-on déjà vu les yeux grands ouverts au vent ? / Mes portraits portent la marque de l’aveuglement / que je refuse sans volonté, sans l’ombre / d’un doute d’une idée quant à ce qui comble / la tête et qui fait plisser mes yeux au soleil / je ne me console pas qu’ailleurs il fasse clair ». Autre solution, introduire l’autre langue dans le poème, pour faire des deux des égales, ce que fait Marjorie Beaucage (1947) : « Li bleuets tout ronds toutes murs toute bleu. / Blueberries so round so ripe so blue. / prends les pas toutes ma p’tite / Don’t take them all my girl / prends les pas toutes / don’t take them all / laisse zen pour lis oiseaux / Leave some for the birds. »

Le drapeau fransaskois

Actif aussi pour la francophonie dans son lieu d’adoption, Mamadou Bah (1975) célèbre sa langue d’écriture comme il célèbre la « Source de vie Source de cette chlorophylle qui est vie / Assis au bord de ta rive / Mon regard transporté par la beauté de tes courants / Et par ta douceur me rendant souriant / Mon cœur palpite de peur en imaginant l’impact négatif / de l’homme dans ses dérives », tandis que c’est la nostalgie qui meut Thuy Nguyen (1978), jetant un pont entre la Saskatchewan et Hai Phong : « Je veux revenir dans ma ville natale / Pour retrouver mon identité perdue / Ma ville, même si elle attire peu le regard extérieur / Mon amour pour elle restera toujours gravé dans mon cœur. » L’identité, toujours l’identité, sous toutes ses coutures, celle qui travaille souvent dans leurs vers, au fond, tous et toutes les poètes francophones de l’ouest du Canada, toutes provinces confondues.

Évoquons encore le chansonnier et artiste David Baudemont (1959) : « Comme le pont de chemin de fer / j’aurais pu attendre que la rouille ait raison de mes poutres / Mais un jour, en traversant la rivière / j’ai embrassé l’incertitude d’un aval inconnu » ; le poète-agriculteur Gilles Cop (1948) : « Le vieux paysan ne se plaint pas / il attend patiemment la mort / la prie quotidiennement / Il n’exige rien / il ne reste personne à qui demander / Il sait que la moisson est presque terminée / il se croit gerbe oubliée / et craint de moisir / Il a compris qu’il faut être battu / pour compléter le cycle » ; et enfin le slameur Alasdair Rees (1993), qui dans ses écrits projette une poétique plus douce et contemplative : « Les fraises au marché sont rouge foncé. / Je touche aux pêches. / Leur odeur traverse ma main. / Quelque chose circule dans l’air. / J’ai des bols de ciel sur les yeux. / J’ouvre la bouche et les mots tombent à terre. »

Et c’est à Éveline Hamon que revient le poème final :

La Fransasque
 
Je déclare ce pays
La Fransasque.
Je ne peux plus vivre dans celui
qui m’a promis tellement
mais enfin m’a donné si peu,
celui qui porte son masque d’espérance
me laissant captive de ses maintes déclarations.
Je ne peux plus vivre l’étrangère
bornée par ses faux idéals.
 
Je déclare ce pays
La Fransasque.
Je la déclare pour
toi qui la connais et
toi qui veux la connaître.
Je la déclare pour
toi qui prendras le temps de la découvrir
et toi qui es prêt, avec courage et patience
de m’aider à la bâtir.
 
Je déclare ce pays
La Fransasque.
Je vous la donne avec
ses maintes petites communautés fransasquoises
avec la sérénité de ses aubes,
la fraîcheur de ses nuits,
la diversité de ses saisons, et
la solitude de son ciel éternel…
Je vous la donne avec
ses vastes étendues de forêts et de prairie,
ses lacs et ses grandes routes.
 
Je déclare ce pays
La Fransasque,
avec son drapeau, sa chanson,
sa langue et sa culture,
dans toute sa nouveauté et son mystère.
Je vous la donne avec son peuple :
hommes, femmes, enfants ;
anciens, nouveaux ;
inconnus et irrésolus,
son peuple : les Fransasquois.
 
Je déclare ce pays
La Fransasque !
Sans hésitation, sans crainte, sans regret,
je le dis,
Je sais que je ne suis plus seule.
Je la déclare
d’ici à l’éternité,
à chaque instant de ma vie,
avec l’espoir qu’un jour
Je vivrai
unie avec toi.
Oui, je déclare ce pays
La Fransasque.
 
Dans Les Moissons

J. R. Léveillé, Poésie franco-ouestienne 1974-2024, éditions du Blé, ISBN 9782925452034
La partie consacrée à la Saskatchewan est introduite par Marie-Diane Clarke.
L’anthologie est rédigée en nouvelle orthographe, respectée dans les citations.

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent huit recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.