« je m’oblige à écrire trois poèmes par jour / trois / ou plus / selon affinités / toujours une surprise de me relire le soir / et si je ne m’étais contraint à rien / je n’aurais pas écrit ce recueil / né d’un hasard forcé » : à mi-volume d’À la racine, Alain Raimbault lève le voile sur sa routine d’écriture, celle qui l’a conduit à rédiger l’ouvrage qu’on tient en main. Il enfoncera d’ailleurs le clou dans le tout dernier texte : « si je frappe Alzheimer un beau matin / ce sera la fin / la mort blanche / raison pour laquelle / chaque jour / trois poèmes ». Et pourtant, la routine de trois poèmes quotidiens (« après le silence / seule la poésie compte ») est bien la seule à laquelle il entend se soumettre. N’affirme-t-il pas que « le jour où nous recevons un salaire régulier / une large partie de notre cerveau / cesse de fonctionner / un œil se ferme / nous ne respirons plus qu’à moitié // l’argent est une épidémie dévastatrice / je le sais / je l’ai essayé », entre autres réflexions sur le sujet (écouter à ce propos également l’extrait audio) ?

Le mot est écrit : il s’agit bien là d’une poésie de réflexion, ancrée dans des bribes d’existence, faite de courtes narrations dans un langage simple (ce n’est pas un hasard si Bukowski revient plusieurs fois dans le livre et se voit citer en exergue). Le poète porte son regard acéré sur ces épisodes, les transformant en petites leçons de philosophie. La nostalgie de l’enfance (« je viens d’une jeunesse de garrigue / de fenouil et d’asperges sauvages / et je me demande bien chaque matin / ce que je fabrique / dans cette frigorifique Amérique / de série B »), la vie quotidienne actuelle fournissent leur lot d’histoires éclectiques ; celles-ci n’ont pas besoin d’être spectaculaires, puisque « y a toujours un auteur pour / raconter sa journée passée à regarder par la fenêtre / même quand personne ne passe ». Or une interrogation émerge : « l’écrit / de l’oral à rabais », « quand l’oral transmet depuis la nuit des temps / ces émotions indélébiles » ? Car Alain Raimbault nous entretient aussi de ses doutes, qui naissent paradoxalement de son rapport à la poésie : « pourquoi je suis pas simplement / plombier / une personne qui détient les outils pour / résoudre les problèmes / genre psychiatre des tuyaux / on m’aimerait pour quelque chose ». Eh oui, il faut « tant d’efforts / pour être lu ». Et le poète de nous raconter les manuscrits refusés, une éditrice enthousiaste qui ne rappelle jamais… « il manque une case / une sacrée case aux timbrés / qui donnent à lire leur je-me-moi / parce qu’après cette profanation / il leur reste quoi au juste ? » Le livre est là pourtant, avec ses mots simples en apparence, profonds dans leurs intentions. Même si « la poésie n’a jamais nourri les entrailles de personne / citez-moi un poète riche ? », l’argent n’est évidemment pas l’objectif.

Coincé dans les bouchons, l’auteur joue de malchance : « bien sûr les autres voies avançaient plus vite / que la mienne / et quand croyant bénéficier de l’élan / j’en changeais / immobilisation soudaine / mon ex-voie débarrassée de moi / se mettait alors à filer à un train d’enfer ». Il s’interroge devant sa télévision : « je me demande si les habitants de Gaza bombardée / lisent Mahmoud Darwich en ce mois de janvier / et quelle poésie naîtra des cendres ». Les souvenirs reviennent au gré des lectures : « par son journal / Anne Frank m’apprend que ma mère / est née un dimanche / jour de bombardements dans le nord d’Amsterdam / dimanche 18 juillet 1943 / je lis une époque / que je n’ai heureusement pas vécue / quelques jours plus tard / ma mère s’est fait tirer dessus à la mitraillette / dans la cour de la ferme / par les Allemands qui occupaient le village ». Alain Raimbault fait feu de tout bois, capte la poésie dans tous les événements qui l’entourent, l’ont entouré ou l’entoureront : « un jour / l’humanité fera un bond de géant / en remplaçant la voiture individuelle / par le cheval ». Avec générosité, il se met à nu dans un journal quasi intime pour partager une humanité, justement, qu’il importe encore de consigner par écrit : « la radio a été pour moi / mon ouverture sur le monde / me permet de tout imaginer / bonheur parfait / les écrans / ont créé la plus grande crise climatique / cérébrale / ils ont tout / asséché ». Coûte que coûte, pour faire face, la poésie avance dans ses pages. « tout est livre / (on se comprend) ».

Alain Raimbault, À la racine. Journal-poèmes, éditions de L’Instant même, ISBN 978-2-89873-037-5 (format papier)

Un extrait

par Alain Raimbault (lu par Florent Toniello) | À la racine

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site personnel : accrocstich.es.