Un recueil d’Anna Jouy est toujours une aventure. Celle-ci sera (vraisemblablement) la dernière, puisque la poétesse, notre chère amie et collègue du comité de rédaction de ce site, est décédée alors que cet opuscule de la revue L’Ours blanc, des éditions Héros-Limite, allait être mis sous presse. Aventure, ai-je écrit. D’abord l’aventure des mots, qui, chez Anna, empruntent des chemins de syntaxe inédits, des voies d’agencement particulières, commandant les tropes à chaque phrase : « À chaque tacon de route, des contraventions de vent. » Si, ici, la poésie se déroule en prose, on sent les vers sous les adjectifs, les strophes sous les verbes. Des trouvailles jaillissent à chaque ligne, déstabilisantes parfois ; elles contribuent à établir une atmosphère onirique, voire étrange, dans laquelle on se plonge comme dans un grand bain de jouvence lyrique. « Laissez descendre l’ascenseur à poème dans le gésier », nous conseille l’autrice, levant également un certain voile sur sa pratique de l’écriture. « Je tire de moi des phrases en chaînons, des colliers, le boulier grandiloquent des soirs de solitude. Parler toute seule. »

La réalité, sans cesse décalée, n’en reste pas moins présente. « Fondre mes quintes en aria de printemps », écrit Anna. Difficile de ne pas voir dans ces mots — notons l’habile utilisation de la polysémie du mot « quinte » — l’évocation de la maladie qui l’a emportée. Ce sera l’un des fils rouges de cet opus, qui accueille l’inéluctable avec fatalité : « Je déplace les avantages et toujours des points neufs pour la mort. » L’aventure — encore — de la mort, donc (« je pense que l’irrespirable va avoir ma peau »). Et puis l’aventure du quotidien, car ces poèmes en prose sont autant de petites chroniques où se retrouvent les gestes et les réflexions de tous les jours, magnifiés par une maestria véritable du langage. « Je ne suis pas habitée de courants universels. Rien ne me traverse, prêtresse prétentieuse aux bras tendus. Ces savoirs, je ne les ai pas. Bras ouverts ou fermés. » Modestie de la poétesse pourtant. Quoiqu’elle « espère vraiment perforer un nuage », « toucher un peu de ciel ». Oui, elle touche les sommets… et nous touche.

Parfois, des aphorismes sont mis au jour : « Les étoiles sont des attelles pour voyageur boiteux. » C’est que, sous des dehors sérieux, l’écriture d’Anna ne manque pas d’humour, cette politesse du désespoir qui lui sied admirablement. « Tout ça est question de mauvaise ou de bonne tournure de l’esprit », après tout. Et les phrases gonflent, accumulent toute une énergie cinétique qui donne au titre du recueil, Ressort, sa pleine signification. « J’entends bien que la corde est à son maximum d’étirement, que revoilà, dans chacune de mes mains, cette brûlure interne du tiraillement qui appelle l’eau et le froid. »

Entre résignation et exaltation, entre pessimisme du quotidien et optimisme de la poésie, on passe de tensions en détentes, aux côtés d’une magicienne qui nous manque désormais, beaucoup. « Je suis des aragnes à l’entreprise souple de dentelle. Je tisse pour l’aube. Salive de mots, agrippe-moi. » À la lecture, plaisir paradoxal de l’insecte pris dans la toile. Depuis l’au-delà, pourtant, Anna nous rassure : « Patience communauté des silences et des brames, nous allons vers des métamorphoses de lièges et d’aubiers, dermes rugueux sur des sèves douces et mielleuses. »

Anna Jouy, Ressort, revue L’Ours blanc des éditions Héros-Limite, ISBN 978-2-88955-122-4

Début du recueil

par Anna Jouy (lue par Florent Toniello) | Ressort

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site personnel : accrocstich.es.