Avec un unique prénom comme titre, le livre intime presque de se référer à la quatrième de couverture pour en savoir un peu plus. Que peut-on y lire ? Que l’autrice, au hasard d’une déambulation dans un quartier qui n’est pas le sien, a rencontré un ami de jeunesse qu’elle se rappelle avoir aimé… sans pourtant l’avoir jamais écrit, dit, ni pensé. Elle se lance alors dans un exercice d’autofiction autant que de style, capturant dans des poèmes aux forts accents nostalgiques ce sentiment étrange du souvenir de l’amour que l’on n’arrive plus à cerner, après le terrible passage des années : « Et puis nous sommes devenus grands / Et petits à la fois / Diplômés ingénieurs / À postuler comme électriciens / À bosser les dents serrées ».

Oscillant entre références à Aragon, à Éluard ou à… Mylène Farmer, le texte louvoie également entre les formules orales qui créent du rythme, parfois au moyen d’élisions, et les réflexions philosophiques qui cherchent à saisir l’essence d’un sentiment qui se dérobe. « Tant pis ma joie / Faut pas que tu m’appelles / Au numéro changé / Plus rien tu vois / Dans cette ritournelle / Ne peut me déranger » : c’est bien une ritournelle qui se met en place, un jeu de cache-cache avec l’amour perdu — même si, au fond, il n’a jamais vraiment été trouvé, encore moins consommé — aux notes aigrelettes et accrocheuses ; les rimes qui viennent parfois se coupler aux strophes en vers libres assurent ainsi une cohérence entre discours et sujet. À fleur de peau (« Mais quand ils faisaient / Des travaux dans cette rue / C’est comme s’ils m’ouvraient les veines »), la poétesse navigue entre les eaux du passé, qu’elle réinterprète à coup sûr, et celles du présent, source d’un spleen soigné à la pizza diavola et à la vodka lemon : « C’est bon quand ça pique / C’est bon quand on devient indifférent à soi-même ». Elle « [perd] le nord rue du Nord », laisse tomber la pluie « sur [ses] décisions / Et [ses] rêves », mais tout de même, le mot « girouette » la fait « marrer sans raison » : rien n’est perdu, avec la poésie. Ou bien ? Du style d’Alexandra Shahrezaie se dégage une suspension permanente, une hésitation sur le chemin à prendre. La procrastination est aussi un mécanisme de défense.

Le personnage d’Alain, au fond, n’aura été que le déclencheur de cette quarantaine de pages introspectives qui évoquent plus qu’elles ne décrivent. Fort ancrée dans le passé, la poétesse remue dans le chaudron de son présent « l’irrésistible nostalgie de ce nous irréalisable », avouant en particulier : « Quand on bazarde sa vie / Pour une seule caresse / L’une des deux forcément devient / Éphémère ». Faut-il comprendre qu’elle a préféré la vie — la poésie, quoi — à la caresse de la passion ? Il semble bien que le doute ne soit pas permis, puisque ce livre est là.

Alexandra Shahrezaie, Alain, Pierre Turcotte éditeur, ISBN 978-2925219996

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Florent Toniello

Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent huit recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.