« Vivre au superlatif ? pas pour moi ! / mon quotidien bancal me va bien », avoue Claire Krähenbühl dans ce recueil. Et pourtant, comme l’indique justement le titre1, la poétesse ne manque pas d’engouement pour le monde ni d’appétit pour la recherche du merveilleux au sein de la routine : « Suivre le contre-courant / le chemin de halage plutôt que le milieu du lit / suivre de côté l’eau courante sans trop écouter / ce qu’on dit — entendre l’eau qui dort ». Tout, autour d’elle, est prétexte à réflexion et à écriture, au point que s’« Il ne t’est jamais rien arrivé ? / Rien de quoi faire un livre ? / et alors ? ». Ironie en forme de conseil de rédaction, de discipline personnelle qu’elle applique strictement, sans se soucier des injonctions savantes ni des autorités autoproclamées qui sanctionnent la pertinence des textes. « Halte-là ! dit la grande main magnanime / qui distribue les permis d’écrire ».
À l’affût de tout ce qui peut faire couler l’encre (« dans l’ordure il y a l’or »), Claire Krähenbühl fouille la malle de ses souvenirs : « Deux petites filles vont chercher / leur père au café — / Il me semble qu’elles restent dehors / derrière la vitre — ou bien ? / (je ne les trouve dans aucune phrase / pourtant elles ont existé — ma mémoire / titube — et rien) ». Ce qui ne l’empêche pas de combler les lacunes par des vers, puisque poétesse elle est, poétesse elle demeure : « Ça pique ? / Décris. » Décrire, oui, et même avec précision, quand surviennent par exemple « l’anthyllide vulnéraire / et le lotier corniculé / leurs petites cornes chevrières signes d’identité / discutable / leur ressemblance pourtant — une parenté ». Les métaphores et autres figures de style côtoient les noms de la nature, dans un éclectique mélange de thèmes où idées et végétaux entrent en dialogue. « Peut-on respirer sans paysage ? » Le recueil répond en toutes lettres que non, proclamant que « les fleurs sauvages [qui] remontaient les talus / sauges épilobes esparcettes n’étaient / pas seulement ces noms gracieux / dans les poèmes ». Les termes scientifiques brillent de tous leurs feux pour célébrer la diversité du vivant.
« Je n’aime ni houle ni foule ni dehors / mais la lampe allumée dans le jour / et celle qui tombe avec la nuit » : d’une vie qu’on devine modeste et quasi retirée, l’autrice, « chasseresse de tornades », sait pourtant tirer tout un monde de poèmes, avec des souvenirs, des personnages, des interrogations existentielles, des rêves, des vertiges… montrant par là que la poésie de l’intime sait rendre l’intérieur plus grand que l’extérieur. « Réparer à l’or les corps brisés / en laissant visible la brèche / pour que la cassure resplendisse » : comme le kintsugi japonais, ce recueil met également au jour les fêlures accumulées durant une vie bien remplie, mais les sublime de mots. L’aventure est au fond du jardin, et elle est exaltante.
Claire Krähenbühl, Pour quelques degrés d’engouement, éditions du Griffon, ISBN 978-2-88006-158-6
- Suite à la publication de cette chronique, la poétesse a eu la gentillesse de nous faire cette confidence : « Le titre a un sens caché que je révèle enfin. Ce manque d’engouement était celui d’un éditeur me refusant le manuscrit précédent, qui s’appelle toujours Parler seule et qui, ironie, attend toujours de devenir livre ! C’était exactement mentionné qu’il leur manquait “quelques degrés d’engouement”… Ainsi, j’ai recyclé le refus ! »↩
Deux poèmes
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site personnel : accrocstich.es.





0 commentaires