Hélène Tyrtoff, « devant la violence de l’origine », veut pourtant en savoir plus. Il n’est donc pas surprenant que sa première série de poèmes se nomme « persistances » : dans de courts textes aérés, aux mots triturés comme s’ils arrivaient tout droit d’une autre langue (« n’ai pas appris ta langue / mais elle me connaît »), elle scrute le récit d’une aïeule venue de Russie — peut-on deviner —, à la suite d’événements tragiques. « où s’arrête la guerre / qui l’a faite et ne l’a pas quittée / où quitter une guerre inconnue / et qui nous suit / où prendre guerre / et habiter ceux qui nous suivent » : dans sa narration, la poétesse chevauche des vagues de mémoire, convoque les souvenirs partiels, « tout [la] ramène au brouillage ». Difficile entreprise, car « dans l’injonction / d’exciter d’exalter / je cale », nous avoue-t-elle, lucide. L’Histoire n’est pas de tout repos, et qui veut en apprendre plus sur son passé migratoire s’expose à des effluves de « vie retroussée », à des scènes tragiques. L’exil, le voyage vers un avenir qu’on espère meilleur apportent aussi leur lot de « salut aux chiens qui se nourrissent / savoir se faire cabane d’un ventre de cheval ». Oui, savoir se jouer de « l’adversité comme un tambour » n’est pas une sinécure. Mais tout cela alimente la poésie : « je ne sais que parler craquelures », certes, mais quelles craquelures émouvantes que celles qu’elle met au jour !
Le récit historique se télescope ensuite avec une réalité actuelle, tout aussi effrayante, d’autant qu’un poème évoque « Oleg, 10 ans » : « tu n’aimes pas voir souffrir / tu n’en tues que plus vite / si ce n’est toi / un autre le fera ». Avec « l’esclavage sexuel des poupées », on ne quitte pas ces terres de souffrance, de violence, de viol. Au fil des pages, les poèmes revêtent une valeur allégorique, puisque rarement l’autrice offre dates ou lieux qui permettraient d’en déduire des épisodes précis. Son style allusif trouve là toute sa pertinence : avec les vers, toucher l’universel. Sans cesse elle remet sur le métier son ouvrage, pesant et soupesant chaque mot ; l’historique de publication à la fin du recueil montre bien que celui-ci a mûri à l’ombre d’anthologies et de revues, pour se développer dans ces quelque cent pages ramassées et fortes.
Qu’évoquer encore, sans prétendre à l’exégèse de ces poèmes foisonnants, où le réel se fond dans des métaphores amplificatrices ? Peut-être cette « vigie » qui marque l’esprit, « ombre / rentrée / gageant silence / sur messages gris ». Et aussi ce transfuge qu’on imagine en pleine Méditerranée, pendant bien trop actuel de l’aïeule migrante du début : « aucun symptôme de retour / tu nages comme jamais ». Hélène Tyrtoff ressent et partage, en toute poésie. Et si « la mémoire restera / du silence appris », il faut rendre justice à ses mots, qui ne peuvent laisser innommées les peines ou les atrocités d’hier et d’aujourd’hui, avec une sensibilité louable et une écriture au parachèvement minutieux.
Hélène Tyrtoff, De là, éditions Lanskine, ISBN 9782359631340

Extrait de « transfuge »
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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