Le poète aux mains brisées (I)
Je me suis réveillé une nuit
vingt ans plus tard
et j’ai compris la douleur.
Mes mains gisaient
brisées
à coups de marteau
sur la table de travail.
D’abord j’ai pleuré.
Le silence a suivi.
Que faisais-je
les mains ainsi,
à peine plus que miettes ?
Qui s’était acharné
dans mon sommeil ?
Plus jamais
je ne ferai de vers,
je me suis dit.
C’est fini.
Ton destin est finalement
celui de tant d’hommes
abattus au milieu du chemin.
Je regardais mes mains
en silence.
En silence
je regardais.
Damné, je me suis rappelé
le musicien qui perdit ses dents
et qui partit pour renaître.
J’ai tremblé, le sang
chaud sur la table.
Et moi,
où pourrai-je aller ?
Où soignerai-je
ces doigts
et cette gorge ?
Buenos Aires, octobre 2016

Photo : Manuela Uribe (page Facebook Mariano Rolando Andrade)
L’art de naviguer
Un beau matin,
les mains étaient guéries.
La nuit, tu as rêvé de vers.
Ils sont restés écrits
sur cette page.
Tu as appris de nouveau les rudiments
de l’art de la navigation.
La Croix du Sud,
le soleil, la maîtrise
du sextant.
Et d’autres techniques oubliées
pour gagner les terres lointaines.
Des savoirs cachés
dans les interstices du temps
et perdus
pendant des siècles.
Le reflet des nuages
sur l’horizon.
La langue
de la naissance des vagues.
Le trait des oiseaux migrateurs
et le fallacieux
silence des cétacés.
Melbourne, novembre 2016
Souvent, dans ces poèmes où sont mêlés descriptions de paysages, allusions historiques et souvenirs de lecture, le poète fournit en note des précisions qui permettent de mieux suivre ce qui est aussi une sorte de voyage intérieur.
Le chat des Crawford
C’était une soirée de janvier,
Edgar Allan.
Le passage était étroit
et les marches en bois n’avaient
pas été foulées depuis des années.
Sur la colline, les cyprès
s’inclinaient au-dessus des morts,
bercés par la brise de la mer.
Les arbres fouillaient
là où personne n’a été vu
depuis les temps
où la cathédrale a décidé
de tourner dos à la ville.
Du cimetière de Hallowell,
il ne restait que le nom
et parmi les cyprès
deux grandes dalles de granit.
Anne Eliza Letitia Crawford,
morte à l’âge de 10 ans
en 1866 dans un asile.
Avec elle
Amalia Crawford,
un mois de vie
jusqu’au lendemain
de la Noël 45.
Personne ne se promène plus
sur la colline de Hallowell.
Seuls les cyprès
s’inclinent sur le passé.
La mère Mary Bidela
fut la dernière à être enterrée.
On lui a accordé la grâce
de reposer au côté de Robert,
le mari
survivant du massacre de Wairau.
Mais leurs sépultures sont parties,
comme celle de Jane Crawford,
noyée à l’âge de 6 ans
en 1884 dans le lac Maitai.
J’ai marché depuis la tombe
des petites Crawford
jusqu’au passage.
Le soleil s’insinuait
à travers les cyprès.
À travers la palissade
le chat noir m’observait.
Il m’a accompagné sans rancune
et il m’a fait ses adieux
à la première marche.
Et parmi eux tous, Edgar Allan,
je n’ai pas su
qui était moi.
Coquille Bay, parc Abel Tasman, janvier 2017
Pourquoi invoquer Edgar Allan Poe ? La promenade dans un cimetière abandonné, les dalles funéraires, l’histoire de la famille Crawford créent une atmosphère inquiétante que connaissent bien les lecteurs de Poe, mais il est utile de nous rappeler que « Le chat noir » est le titre d’une nouvelle de l’écrivain américain, et qu’un chat noir s’y trouve muré, d’où, sans doute, le « sans rancune ».
Un poème a pour titre « Patience ». « Écrire. / Entendre / ce qui ne se dit pas. / Chercher dans la nuit, / fouiller le cœur. / Ne pas se rendre […] » Allusion aux « Fêtes de la patience » de Rimbaud ? « Elle est retrouvée. / Quoi ? — L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. »
PS : Mariano Rolando Andrade est un des animateurs du festival annuel de poésie de Buenos Aires.
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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