Ali Podrimja (1942-2012) est un poète de langue albanaise dont je découvre quelques poèmes dans un vieux numéro de la revue Conférence (printemps-automne 2000). Ils ont été traduits par Alexandre Zotos. La maison d’édition Cheyne a publié de lui la même année Défaut de verbe. La Flamme volée a été publié en 2010 par L’Arbre à paroles. Ali Podrimja est né à Gjakova, ville qui était en 1942 sous contrôle italien et qui est maintenant une ville du Kosovo. C’est à Pristina qu’il a étudié la langue et la littérature albanaises. Dès 1961, il a publié son premier livre de poèmes. Une douzaine de recueils ont suivi et il est reconnu, au Kosovo, en Albanie et à l’étranger, comme l’auteur d’une œuvre importante. Le poème ci-dessous évoque l’ambiguïté des sentiments éprouvés à l’égard de l’Europe par un poète habitant une région de l’Europe particulièrement éprouvée par l’histoire.
L’Europe au travers des grilles
À Ludwig Hartinger
en deçà des grilles l’Europe s’insinue dans la salle d’écoute
et je suis là qui rêve
égrenant les années de ma voix qui murmure : 1878, 1913, 1924, 1945
j’évoque en moi la Pomme rouge
le cheval noir dont le hennissement
assourdissait Toplitse et Arta
et voici venu 1992
avec ses congrès d’angoisse et de trahisons
et cependant je suis toujours en vie
d’une vieille main pelée je mesure l’ombre
jusqu’à la ligne d’horizon
est-il encore temps d’apporter des retouches
tu vis tout là-haut ami aux accents de Mozart
et me postes des lettres qui n’arrivent jamais
les os et la peau me voilà qui descends au neuvième cercle de l’Enfer
je file d’aveuglantes ténèbres
j’apprends à mon oreille la solitude des lettres des mots
le murmure de l’onde
et des âmes défuntes
ici ami tout se paie de sa tête
même le chant qui berce le nourrisson
par-delà les grilles je vois l’Europe couchée de tout son corps
sur la rive des vents
faut-il donc que je morde à ses joues empourprées
que par-dessous la peau ardente j’en dérobe le duvet
au souffle du vent jaune
les grilles prendraient-elles des formes de centaures
ami l’Europe aurait-elle encore besoin de sang neuf
et besoin aussi d’un dieu obstiné
Le poète se récite des dates importantes de l’histoire récente de son pays. Elle est tourmentée (Ali est un prénom arabe). 1878 : la Russie et l’Empire ottoman ayant perdu la guerre, le congrès de Berlin laisse la Serbie et le Monténégro déporter des dizaines de milliers d’Albanais ; 1913 : massacre d’Albanais par Serbes et Ottomans ; 1924 : révolution de juin ; 1945 : après l’occupation nazie, les communistes prennent le pouvoir ; 1992 : guerres dans les Balkans après la chute du mur de Berlin. La Pomme rouge est le nom d’un ancien poste-frontière entre l’Albanie et la Serbie, et le noir la couleur des chevaux de l’armée serbe. Le passé pèse lourd. Qu’attendre de l’Europe ? (Encore aujourd’hui, l’Albanie ne fait pas partie de l’Union européenne.) « Je suis là qui rêve ». Le poème est dédié à un ami écrivain et traducteur : autrichien, il a la chance de vivre libre « aux accents de Mozart ». Le poète demande : « est-il encore temps d’apporter des retouches » aux frontières de l’Europe ? Pour l’instant, la situation dans son pays est telle qu’il se voit « descendant au neuvième cercle de l’Enfer » de Dante : celui des traîtres. L’Europe reste une tentation. Mais que veut-elle ? « Aurait-elle encore besoin de sang neuf » ? J’imagine que le poète fait allusion aux guerres des Balkans qui ont fait tant de victimes, et ces centaures, mi-hommes, mi-chevaux, au rôle joué encore une fois par les Serbes ?
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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