Les éditions Seghers avaient déjà publié des poèmes de Nicolás Guillén en 1955, en 1959, et, en 1964, lui avaient consacré un livre dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Elles viennent, en 2024, de publier une nouvelle anthologie bilingue de ce poète cubain (1902-1989). Cette anthologie, intitulée Élégies et chansons cubaines, reprend des poèmes déjà publiés, traduits par Claude Couffon. Le poète, né à Cuba de parents blanquinegros, est mulâtre. C’est un héritage qu’il revendiquera et chantera toute sa vie. Communiste, il sera contraint à l’exil de 1955 à 1959. Le dernier poème de l’anthologie date de 1956, et le poète, qui a vécu jusqu’en 1989, n’a pas cessé d’écrire à cette date. Il est dommage de ne pas pouvoir lire des poèmes de la deuxième partie de sa vie, lorsque, après un itinéraire long et tourmenté à cause de ses convictions politiques, il revient à Cuba en 1959 grâce à l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Mais les poèmes qui nous sont donnés à lire me frappent par leur liberté de ton, leur rythme, leurs images et le lien étroit qu’ils entretiennent avec la musique populaire cubaine appelée le son. Son premier recueil, Motivos de son (1930), connut un grand succès. (Pour me faire une idée de ce qu’est le son, il m’a suffi de taper sur un moteur de recherche les mots « son musique cubaine ».)

Motivos de son (1930) :

Nègre lippu

 

Pourquoi donc te mettre en colère,
lorsqu’on te dit : nègre lippu,
si ta bouche est délicieuse,
nègre lippu ?

 

Lippu, lippu comme tu es,
tu as de tout ;
car la belle qui t’entretient
te donne tout.

 

Mais quoi qu’on te fasse tu geins,
nègre lippu ;
qui sans travail as de l’argent,
nègre lippu ;
une blouse de coutil blanc,
nègre  
lippu ;
et des souliers à deux couleurs,
nègre lippu…

 

Lippu, lippu comme tu es,
tu as de tout ;
car la belle qui t’entretient
te donne tout !

L’année suivante vient Songoro cosongo :

Madrigal

 

Ton ventre en sait plus que ta tête
s’il en sait autant que tes cuisses.
Voilà
l’immense charme noir
de ton corps nu.

 

De la forêt tu es le signe,
avec tes colliers rouges,
tes bracelets d’or courbe,
et ce caïman sombre
nageant dans le Zambèze de tes yeux.

Ces deux derniers vers m’enchantent ! Avec West Indies Ltd (1934), le ton change. Voici d’abord l’évocation de ses deux aïeux :

Ballade des deux aïeux

 

Ombres que je suis seul à voir,
mes deux aïeux me font escorte.

 

Une lance à la pointe d’os,
un tambour de cuir et de bois :
mon aïeul noir.
Un gorgerin sur un cou large,
une grise armure guerrière :
mon aïeul blanc.

 

Pieds nus, torse de pierre
appartiennent au noir ;
pupilles de vert antarctique
appartiennent au blanc !

 

L’Afrique des forêts humides
et des gongos épais et sourds…
— Je me meurs !
(Dit mon aïeul noir.)
Une eau trouble de caïmans,
de verts matins de cocotiers…
— Je suis las !
(Dit mon aïeul blanc.)
Ô voiles qu’enfle un vent amer,
ô galion qui brûle sous l’or…
— Je me meurs !
(Dit mon aïeul noir.)
Ô rives au cou virginal
que trompent les colifichets…
— Je suis las !
(Dit mon aïeul blanc.)
Ô soleil au beau repoussé,
pris dans le cercle du tropique ;
ô lune ronde, lune pure
éclairant le sommeil des singes !

 

Que de bateaux, que de bateaux !
Et que de nègres, que de nègres !
Quel long éclat de canne à sucre !
Quel fouet, celui du négrier !
Une pierre de pleurs, de sang,
des veines, des yeux entr’ouverts,
des aubes creuses,
des soirs d’usine
et une grande et forte voix
qui vient lacérer le silence.
Que de bateaux, que de bateaux,
et que de nègres !

 

Ombres que je suis seul à voir,
mes deux aïeux me font escorte.

 

Don Federico m’interpelle,
et Taita Facundo se tait ;
tous les deux rêvent dans la nuit,
et marchent, marchent.
Je les rassemble.

— Federico !
Facundo ! Tous les deux s’embrassent.
Tous les deux soupirent. Tous deux
redressent leurs deux grosses têtes ;
tous les deux de la même taille,
sous les hautes constellations ;
tous les deux de la même taille,
criant, rêvant, pleurant, chantant.
Rêvant, pleurant, chantant.
Pleurant, chantant.
Chantant.

(À suivre.)

Photo : Elisa Cabot, CC BY 2.0

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.