« à peine établi je fuis / je m’exile / déroulage des cartes / en voir davantage / jamais rassasié » : le long poème qui ouvre ce recueil (initialement paru dans la revue littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens À ciel ouvert) capture l’essence de la poésie de Seream, faite autant d’une curiosité pour les ailleurs que d’une fascination pour les surprises que réserve le quotidien… si l’on sait poser son regard au bon endroit, bien sûr. C’est donc sur l’endroit et sur l’envers que se plantent les vers du poète, lequel « erre d’un pâturage à l’autre » pour décliner en quatre géographies (les possibilités, les formes, les pas et les corps) sa vision de « docteur honoris becausa nomadus » souvent émerveillée, parfois désabusée d’un monde qui souvent nous entoure, parfois nous enserre. Un monde de possibilités, mais aussi de formes vivantes inattendues, telles ces pierres offertes par des amis lors de son départ de Haut-Savoyard pour les plaines du Manitoba : « je les salue / je les ai toujours crues vivantes / elles persistent / communication esprit mouvement / mémoire vive épiderme ancestral / et m’accompagnent / sur un chemin fraternel ».
Pour un jongleur de mots comme Seream, les termes ne sont pas anodins ; cette mémoire vive fait écho à plusieurs poèmes où il dénonce, avec le sourire, l’emprise du numérique sur nos vies — on pourrait même y voir un fil conducteur du recueil. Lecteurs et lectrices de D’Ailleurs poésie reconnaîtront là un trait caractéristique de la « Rimbaldinerie » qu’il nous avait offerte en 2024, reprise également dans ce livre. « notifs et commentaires ainsi se joue la terre / une poignée d’emojis pour pointer aux poussières » : les « cuirs ramollis par leurs bains d’inertie » dessinent une humanité pour laquelle il éprouve certes de la tendresse, mais qu’il ne peut s’empêcher de brocarder : « osons le dire / que nous n’aimons plus le vivant / occupés / trop / occupés / par les dérivatifs infantiles / de nos outils techno-ludiques ». C’est tout juste si j’ose publier cette chronique… électronique.
Géographies du présent est pourtant bien plus qu’un recueil de protestation. Le poète sait aussi s’émerveiller, on l’a mentionné. Que ce soit lorsqu’il guide son « petit maître aveugle » — son Jack Russell terrier qui a perdu la vue —, lorsqu’il compose un CV digne d’un allumeur de réverbère (« releveur de fleurs à peine fanées / pour qu’elles durent encore une journée »), ou lorsque ce « confrère des poètes inconnus / condor planant sur une poésie compulsive et maladive » traverse le pont Provencher de Winnipeg, sa ville d’adoption : « franchir un pont c’est l’aventure / tiendra-t-il ? / sentir sa structure vivante / entendre nos pas résonner d’un écho tremblant ». Avec ce pont, avec la pierre ci-dessus, le vivant parcourt le recueil, portrayant le poète en chamane qui sait reconnaître l’esprit là où le rationnel ne voit que l’inanimé. En tout cas, les œuvres du jardin des sculptures de Saint-Boniface s’animent la nuit, tels les jouets dans les chambres des enfants : « la marée monte à la vitesse d’un bison au galop / elle recouvre les prairies et toute la ville / le jardin devient un port », tandis que « la belle désirée s’étire / et devient un paquebot des plaines » ou que « la petite dompteuse de saisons / devient une baleine bleue ».
Inspirée d’une réalité qu’elle se plaît à dépasser, la poésie de Seream croque la vie analogique en tournant en dérision ses avatars numériques, avec une vivacité et un humour ancrés dans une langue prolifique qui joue toujours avec les mots. À ce titre, l’auteur rappelle son amour pour la francophonie, mais comme à son habitude en s’interrogeant, puisqu’il refuse la science infuse : « est-ce un tique ou un toc ? une discipline olympique ? / y a-t-il un truc qui laisse patraque ? / est-ce un pacte à perdre son froc ? / y a-t-il une arnaque ? / par quel déclic laisse-t-on sa marque ? / est-ce une pratique magique ? ». Et ajoutons pour poursuivre notre analogie : ou chamanique ? Seream a beau dire « je sais d’où je viens / aucune idée d’où je vais », il n’empêche qu’il fait bon suivre en sa compagnie le sentier poétique qu’il trace. Même en numérique, au risque de se faire tancer par l’animal !
Seream, Géographies du présent, éditions du Blé, ISBN 9782925452102

Les 3 mousquetaires
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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