Je viens de lire un article sur Sarah Kane, dramaturge britannique qui s’est suicidée en 1999 à l’âge de 27 ans et qui a écrit cette phrase extraordinaire : « Death is my lover and I want to move in » (La mort est mon amante et je veux emmégager avec elle). 27 ans, c’est aussi l’âge auquel est morte Suzanna Ginczanka, Juive assassinée, elle, par les nazis. Ses poèmes, le plus souvent, sont animés par le désir de vivre intensément, même pendant les années 1930, à l’époque où l’Allemagne prenait des mesures antisémites et menaçait les pays voisins. « La vie, c’est dans son ensemble que Suzanna Ginczanka l’embrasse, passionnément, de tout son être, joie et douleur, émerveillement et désespoir, amour et mort. » (Isabelle Macor.) Quoique la Pologne n’ait été envahie par l’armée allemande qu’en septembre 1939, certains poèmes de Suzanna Ginczanka disent l’inquiétude que lui inspirent les événements de l’époque et la menace qui pèse sur toute l’Europe. En voici un de 1934. Depuis le 30 janvier 1933, Hitler est chancelier…
Agonie
Les étoiles jaunes se dessinent
en lyre romantique –
Artémis blanche et svelte
se contemple dans le miroir de la lune –
des destinées stellaires déjà
en secret le verdict est tombé :
rien ne t’apportera le salut,
rien ne te préservera :
tu crèves, vieille Europe,
de pathos tu enfles comme un cadavre
« ô France, – ô Angleterre, – ô Allemagne, – ô Lituanie !!! »
ô poitrinaire, tu es secouée
d’une toux aux rythmes soldatesques
(le tambour enchaîne la cadence des pas)
tu pourris de ta gangrène – de ta police,
tu suintes le pus de tes codes de lois —
– tu crèves, vieille Europe !
Comment donc disposer dans d’étroits flacons
les brassées de fleurs des merisiers ?
comment donc mener
mai qui s’ébroue follement
par le licou
des tablatures ?
il a dévoré ta terre, englouti
la liberté comme un lait sucré,
il est repu, la vieille canaille,
du miel des fleurs ardentes ––
Ô chemin gémissant à mes pieds
où que j’aille, où que j’aille,
mon plus cher credo
soudé à moi comme jumeau –
nous trouverons un banal panneau
et là le sentier des vagabonds se divisera
(le tambour enchaîne la cadence des pas)
et il dépouillera de ses branches
le bois le plus ordinaire et humble ;
mais dans le cerveau germe
comme dans une noisette
la conscience incertaine et fragile
que l’issue est presque à côté
(à travers le zinc, à travers le métal et le plomb
un courant vif comme l’éclair – a passé) :
déjà tu crèves, poitrinaire,
Tu crèves, vieille Europe –
des destinées stellaires déjà
en secret le verdict est tombé :
rien ne t’apportera le salut,
rien ne te préservera –
– Les étoiles jaunes se dessinent
en lyre romantique,
Artémis blanche et svelte
se contemple dans le miroir de la lune.

Plaque commémorative apposée à l’endroit où Zuzanna Ginczanka s’est cachée entre 1943 et 1944, Cracovie. Photo : Mach240390, CC BY-4.0
La fuite
Embrasé par les flammes des couleurs le jardin sauvage est fiché en terre comme une mèche,
approche le rouge brûlant comme du feu et la terre, telle une amorce, explosera –
un paon vaniteux d’émail coloré en plein soleil se pavane hardiment
derrière l’allée des érables feuillus qui se pressent en rang de verdure.
Le jour c’est : les tournesols qui tournent, les étincelles dispersées des renoncules vives
les feuilles des érables couvertes de vernis et les paons criards et hautains ;
minuit est lumineux comme un midi doré de l’éclat et de la clarté des éclairs,
la foudre coup après coup allume les arbres d’un seul éclat et d’une seule clarté.
Je tourne dans les chambres esseulées, songeant au jardin inconnu, absorbée
dans la contemplation des tentures grises, à l’écoute d’un grincement et de bruisements,
moi – seule Terre connue parmi les planètes qui tournent sans vie,
parmi des questions de couleur certaine et de substance incertaine, pas claire –
je regarde les étangs immobiles des miroirs et je refais surface comme un noyé,
j’examine mes yeux de ma paume craintive et je sens l’orbite dure,
alors – un cri – et je sors en courant à l’aveuglette vers le jardin au paon, coloré,
vers les arbres de cuivre embrasés et vers les lilas chauffés à blanc.
Je tombe sur une luxuriance de châtaigniers, dans un balancement de noisetiers et de saules,
dans un va-et-vient d’apparence brumeuse et une substance incertaine, pas claire –
je pleure de dépit
je baise des lèvres,
et je fronce le sourcil,
seule me reste la vie dans la vie,
afin d’oublier à mort la mort.
À partir du moment où l’armée allemande envahit la Pologne, Suzanna Ginczanka va vivre dans la clandestinité et déménager plusieurs fois, pour essayer d’échapper aux rafles qui se multiplient. Son dernier poème, écrit en 1942, deux ans avant sa mort, et publié pour la première fois en 1946 dans une revue polonaise, a pour titre un vers d’Horace (« Je ne mourrai pas tout entier »). C’est un adieu, et en même temps un règlement de comptes. Dénoncée comme juive par sa logeuse à la police allemande, voilà encore Suzanna Ginczanka obligée de fuir. Le titre est entre crochets, parce que le poème était sans titre.
[Non omnis moriar]
Non omnis moriar – il restera de moi
Mon fier domaine, les prairies de mes nappes,
Mes armoires forteresses imprenables, mes draps fins,
Mes larges draps et mes robes, mes robes claires.
Je n’ai pas laissé d’héritier ici-bas,
Que ta main fouille donc dans toutes les choses juives,
Épouse Chomin de Lvov, vaillante femme de mouchard,
Dénonciatrice zélée, et mère d’un Volksdeutsch.
Qu’elles te servent à toi, aux tiens, pas à des étrangers.
Mes amis – ce n’est pas du vent, ce n’est pas un nom vide.
Je me souviens de vous et quand vinrent les Schutzpos,
Vous aussi vous êtes souvenus de moi. Et m’avez désignée.
Que mes amis se réunissent autour d’une coupe
Qu’ils noient dans l’ivresse mes funérailles et leur opulence :
Kilims et tapisseries, vaisselle, chandeliers –
Qu’ils boivent toute la nuit et qu’aux lueurs de l’aube
Ils se mettent à chercher l’or et les pierres précieuses
Dans les canapés, les matelas, les édredons, les tapis.
Oh ! Ils auront de l’ardeur au travail !
Crins de cheval et foin de mer, par touffes,
Nuages de coussins éventrés, nuées de plumes
S’accrocheront à leurs bras, les changeront en ailes ;
Et c’est mon sang qui liera l’étoupe au duvet tendre
Pour transmuer en anges ces créatures ailées.
Comme on le voit, Suzanna Ginczanka pouvait avoir l’esprit mordant. Elle a d’ailleurs écrit de nombreux épigrammes. Ce poème montre de quoi son ironie était capable. Volksdeutsch était un terme utilisé pour désigner la population de langue allemande vivant hors de l’Allemagne. Le gouvernement d’Hitler en a fait l’usage que Poutine en fait maintenant en Ukraine et ailleurs : un usage politique justifiant annexion et persécution. Les Schutzpos, eux, sont des policiers allemands ou collaborant avec les occupants. Mais Suzanna Ginczanka a eu sa revanche. Après la guerre, « l’épouse Chomin de Lvov » a été jugée et condamnée à 4 ans de prison pour avoir dénoncé sa locataire. Fait peut-être unique dans l’histoire de la poésie, le poème a servi de preuve de sa culpabilité.
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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