Je suis en train de lire un recueil de poèmes d’Aleš Šteger, poète slovène né en 1973. Au-delà du ciel sous la terre a été traduit et préfacé par Guillaume Métayer (Gallimard, 2024). Le livre a été préparé par l’auteur en collaboration avec son traducteur. Tous deux se connaissent depuis 15 ans. Leur amitié remonte à l’une de ces « Journées du vin et de la poésie » organisées tous les ans par le poète dans sa ville natale : Ptuj. Le livre donne à lire les poèmes du recueil publié sous le même titre en Slovénie (2015), un choix de poèmes tirés d’un autre recueil publié en France (Le Livre des choses, Circé, 2017), et un poème dit par la voix hors champ du poète dans Par delà les frontières (2016, en collaboration avec Peter Zach), sorte de road-movie qui promène le spectateur « tout autour du petit pays du poète, mouchoir de poche aux quatre bordures, Autriche, Croatie, Hongrie, Italie ».

Le titre du recueil est étrange : au-delà du ciel sous la terre ? « Nous sommes entraînés tout de suite, note le préfacier, dans une situation paradoxale, un renversement cardinal et cosmique, une juxtaposition déroutante qui enclenche le mouvement en même temps qu’elle ouvre le mystère. On croit comprendre qu’une révolution copernicienne ou un retournement à la Christophe Colomb est ici à l’œuvre : la découverte d’un nouveau monde à la spatialité insolite, inversée. » Voici le poème intitulé « Quelque chose ». Placé en tête, il sert de prélude à l’ensemble des poèmes :

Quelque chose
 
Faire quelque chose d’autre,
Trouver autre chose dans autre chose,
Quelque chose de caché, quelque chose d’inaperçu,
Quelque chose qui avant jamais comme ça,
Et en même temps sans comment faire évident,
Sans itinéraire prédéfini,
Quelque chose en autre chose,
Autre chose qui soit ici et là en même temps,
Quelque autre ici,
Le révéler, l’invoquer,
Faire que quelque chose se fasse tout seul,
Ici est plein d’ailleurs,
Déborde d’autre,
Il suffit de le déchiffrer et de le permettre,
Tout cela est tellement simple
Que c’est presque hors de portée pour ceux
Qui sont trop ici et maintenant,
Et pourtant il n’y a rien d’autre
Qu’ici et maintenant,
Mais autrement,
Seule mon absence est palpable,
J’en parle ainsi
Pour l’effacer
Jusqu’à ce que s’efface le quelque part où
Quelqu’un avait parlé,
Quelqu’un qui fut effacé,
Effacés l’ici et le maintenant,
De cette liberté faire
Quelque chose d’autre,
Quelque autre ici, quelque autre toi,
Quelque chose.

(Je respecte scrupuleusement la ponctuation du traducteur.)

Le poète à la Foire du livre de Francfort en 2023. Photo : Elena Ternovaja, CC BY-SA 3.0

« Cette fugue virtuose se développe autour d’un thème limite : le presque rien du “quelque chose” », écrit Guillaume Métayer, dont la préface me sert de guide. Et il ajoute un peu plus loin : « La poésie de Šteger se veut donc une quête de différence dont le geste poétique affirme et crée l’existence. »

Ici est plein d’ailleurs,
Déborde d’autre,
Il suffit de le déchiffrer et de le permettre

Il s’agit d’une « approche minutieusement attentive de l’intime et de l’hic et nunc ».

Tout cela est tellement simple
Que c’est presque hors de portée pour ceux
Qui sont trop ici et maintenant,
Et pourtant il n’y a rien d’autre
Qu’ici et maintenant

Je ne sais si le rapprochement est valide, mais il me semble que nous sommes invités à chercher, à découvrir ce que Georges Perec appelait L’Infra-ordinaire (Seuil, 1989) :

Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

 

Comment parler de ces « choses communes », comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

Le livre de Perec est posthume et inachevé : l’auteur se serait-il contenté d’inventaires ? J’en doute. Je pense aussi, en remontant beaucoup plus haut, à Tchouang-tseu et à son invitation à un voyage qui ne demande pas qu’on se déplace :

Il n’y a rien de tel que le voyage. Quand on sait voyager, on ne sait plus où l’on va ; quand on sait contempler, on ne sait plus ce qu’on voit. Je parle de voyage, je parle de contemplation quand tout se prête au mouvement, quand tout se prête à la vision ! Il n’y a rien de tel que ce voyage-là ! rien de tel !

Mais nous n’en sommes qu’au tout début du livre de Šteger. À bientôt la suite !

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.