Ali Ahmad Said Esber, vous connaissez ? Bien sûr. Né en Syrie en 1930, c’est l’écrivain de langue arabe qui, dans les années 1950, a choisi le nom d’Adonis et publié une bonne vingtaine de livres de poèmes traduits dans de nombreux pays. « Adolescent déplacé, écrit André Velter, […] il veut s’adjoindre les syllabes de la beauté blessée et ranimer en terre d’Islam le reflet d’un dieu païen […] il s’agit bien là d’une prise d’identité risquée, d’un saut dans l’inconnu, d’un défi. » En effet, souhaiter voir se terminer l’emprise de la religion dans les pays arabes, ce n’est pas bien vu au Proche-Orient. Ses idées progressistes de laïc de gauche lui ayant valu la prison en Syrie, il s’installe en 1956 à Beyrouth, où il crée plusieurs revues de poésie et mène la fronde contre les canons et les académismes, faisant le pont entre poésie arabe classique et poésie européenne. Il traduit en arabe Henri Michaux, Baudelaire, Saint-John Perse, et en français al-Maari, le poète syrien du XIe siècle. Malheureusement, dès les années 1970, la situation s’envenime au Liban. Adonis continue à y vivre jusqu’en 1986, année où il s’exile, une fois de plus, cette fois en France.

Dans l’anthologie préparée par André Velter pour la collection Gallimard/Poésie, j’ai choisi de donner des extraits de la suite de poèmes intitulée « Ô ami, ô fatigue » (Mémoire du vent. Poèmes 1957-1990, 1991, p. 127-142). On y voit le poète face à la violence des années 1980 qui déchire Beyrouth et tout le pays :

13
 
Des arbres s’inclinent pour dire adieu
des fleurs qui s’ouvrent et se dressent fièrement
mettent leurs feuilles en berne pour dire adieu
des routes pareilles à des tranchées entre paroles
et souffles disent adieu
les pages amoureuses de l’alphabet, de l’encre
et des poètes disent adieu
et le poème a dit adieu.
 
20
 
On a découvert des gens dans des sacs :
le premier sans tête
le deuxième sans main ni langue
le troisième étranglé
et les autres sans noms
– es-tu devenu fou ? prière
de ne jamais parler de cela.
 
22
 
J’ai dit : c’est le chemin de chez moi – il a dit : non
tu ne passeras pas, et il a levé son fusil…
bien, j’ai dans chaque faubourg
des amis et toutes les maisons du monde.
 
26
 
Il m’était donné d’être déchiré,
d’être dispersé dans une forêt de feu
pour éclairer le chemin,
tends-moi une main accueillante
rends-moi ce que tes nuits ont volé de mon soleil
en sang
ô ami
ô fatigue.
 
28
 
Je ne veux pas que tu parles ni que tu fasses signe :
il est plus éclatant d’être
absence
question.
 
29
 
Il a fermé la porte, non pour enchaîner ses joies
mais pour libérer sa tristesse.
 
40
 
Les villes se décomposent, la terre :
un cortège de poussière
seule la poésie peut se fiancer à un pareil espace.
 
44
 
Je parle ? mais de quoi ?
quel silence coud sur moi son suaire ?
quel chemin où marcher ?
je te le demande ô mouette dérivant
dans le bleu de la mer
qui prétend que je te questionnais ?
qui a dit que je rêvais les vagues
et parlais à une mouette ?
je n’y suis pour rien
je n’ai pas bougé
je n’ai soufflé mot…
 
49
 
Je suis celui qu’un désert a créé – les hardes de mes rêves
ont des bois de palmiers,
il etait vain de jouer aux dés avec la lune, de voyager
sur un tapis de soie
il était vain de croire aux prophéties
de mon soupçon-rapace
ni aux promesses des destructions
 
ô poésie, cocher fou emmène-moi – emmène-nous
pour doubler notre mort
pour voir et chanter ce qui va venir
pour être à l’aube de la première strophe.

Photo : Bahget Iskander

« Il m’était donné d’être déchiré » : ainsi commence un des poèmes. Difficile de ne pas penser à l’Adonis blessé de la mythologie, et à cette rivière du Liban qui porte aussi ce nom. D’après le poète, « à un moment de l’année, elle devient rouge, comme un rappel du sang versé par Adonis quand il a été tué par le sanglier ». Et rappel du sang versé par tant de Libanais… La nature est en deuil. Une cruauté insoutenable réduit au silence. « Quel silence coud sur moi son suaire ? » La ville de Beyrouth est en feu. « Les villes se décomposent ». Déchiré, le poète se fait « absence/question ». Mais il ne s’abandonne pas au désespoir. Les amis sont là pour l’accueillir. Un milicien l’empéche-t-il de rentrer chez lui ? « J’ai dans chaque faubourg / des amis et toutes les maisons du monde. » Et surtout, le poème ne dit pas vraiment adieu. Au contraire. Il dit la souffrance et l’espoir. La poésie est ce « cocher fou » auquel il faut se fier « pour être à l’aube de la première strophe ». Les poèmes d’Adonis disent la réalité, l’horreur de la guerre, mais il disent en même temps une foi en la poésie que rien ne peut ébranler.

1 Commentaire

  1. anna jouy

    aujourd’hui ..
    quelle actualité que ces mots! rouge proche-orient…

    Réponse

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Christian Garaud

Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.