Zuzanna Ginczanka est née à Kiev en 1917 et morte à Cracovie en 1944, assassinée par les nazis. Elle a commencé à écrire très tôt des poèmes dont la publication, alors qu’elle n’avait que 16 ans, a tout de suite fait l’admiration de ses contemporains. Le seul livre publié pendant sa courte et tragique existence a pour titre Les Centaures (1936). Mais elle a écrit de nombreux autres poèmes qui ont été publiés après sa mort, et son oeuvre est connue depuis longtemps en Pologne et dans de nombreux autres pays. Voici enfin en français Les Centaures et autres poèmes, traduit du polonais par Isabelle Macor, La Barque, 2024 (édition bilingue). Il y a dans ce livre matière à plus d’une déambulation. Voici pour commencer un des poèmes les plus fascinants :

Grammaire
 
(… et s’incarner dans les mots si gaiement,
s’amouracher des mots si facilement –
les prendre dans la main seulement et les regarder comme un bourgogne à la lumière.)
 
Les adjectifs s’étirent comme des chats
et comme les chats sont faits pour les caresses,
les chats câlins, doux et chauds, ronronnent une tendresse andante et maesto.
Les chats câlins ont dans les yeux des lacs et le vert des varechs qui croissent tout au fond.
Je regarde en somnolant la pupilles des chats
m y s t é r i e u s e et c r i s t a l l i n e et t r a î t r e.
 
Voici une masse et une forme, voici un contenu indispensable,
le concret de l’essence des choses, la matière fichée dans le substantif,
et l’immobilité du monde, et la quiétude et l’inertie et la constance
quelque chose qui dure encore et est, le mot concentré dans le corps.
Voici de simples t a b l e s et des b a n c s de bois dur,
voici des h e r b e s frêles et mouillées issues des tissus végétaux,
voici une é g l i s e rousse qui s’élance vers Dieu avec sa flèche gothique,
et voici un c o e u r humain veineux artériel tout simple.

Quant à l’adverbe c’est un soudain miracle
la surprise des pierres à feu frottées –
il y a eu quelque chose on ne sait comment –
et maintenant déjà à t r a v e r s et p a r  l e  b i a i s de
et à d e u x  m a i n s ça embrasse la pensée c e r t a i n e m e n t  t r i s t e m e n t et c’est b i e n.
 
Les pronoms eux sont de petites chambres
où au rebord des fenêtres fleurissent de petits pots.
Chaque recoin – est un souvenir d’autrefois,
et ils ne sont que p o u r T o i et p o u r M o i.
Là en vertu d’un abracadabra secret
s’épanouissent les règles d’amour algébriques:
m o i – c’ e s t  t o i, t o i – c’ e s t  m o i (équation)
m o i  s a n s  t o i – t o i  s a n s  m o i c’est zéro.
Nous aimons enveloppés dans les crépuscules
fouiner dans les petits mots comme si c’étaient des tiroirs.
M o i – c’ e s t  t o i, t o i – c’ e s t  m o i. Équation.
Les pronoms sont aussi secrets que les fleurs,
que de toutes petites, toutes petites chambres
dans lesquelles on habite en secret face au monde.
(– ainsi donc prends le mot dans ta main,
et regarde-le à la lumière comme un bourgogne,
et s’incarner dans les mots si gaiement,
s’amouracher des mots si facilement –).

Zuzanna Ginczanka commence son poème d’une façon étonnante. On dirait que nous la surprenons en train de se parler à elle-même (les parenthèses suggèrent un monologue intérieur) et de faire une découverte qu’elle partage avec le lecteur : (il faut) « s’incarner dans les mots ». Les formules habituelles sont: « le verbe se fait chair » ou « la chair se fait verbe ». Elles ne sont ni équivalentes ni compatibles. Ici, les mots devenant des objets ou des animaux, le signe peut ne faire plus qu’un avec le référent. En conséquence, le langage devient une sorte de paradis. Et pour marquer la métamorphose souhaitée, certains mots « s’étirent » sur la page : l’adjectif « s’étire comme un chat », « la matière [est] fichée dans le substantif », l’adverbe « embrasse la pensée », les pronoms sont « de toutes petites chambres ». J’aime cette magie qui invite à regarder les mots « à la lumière comme un bourgogne »…

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.