De fait, un grand nombre de poèmes dans ce recueil sont de forme libre, mais ce n’est pas le cas de tous. Il me semble intéressant de juger sur pièce. Le Guin note que « Le petit pilon » est composé de pentamètres iambiques. Chaque vers a donc 5 pieds composés de syllabes atones et de 5 syllabes accentuées. La traduction française ne peut pas en reproduire le rythme. Voici le texte en anglais :
The Small Indian Pestle at the Applegate House
Dense, heavy, fine-grained, dark basalt
worn river-smooth all around, a cylinder
with blunt round ends, a tool: you know it when
you feel the subtle central turn or curve
that shapes it to the hand, was shaped by hands
that held it here, just where it must be held
to fall on its own weight into the shallow bowl
and crush the seeds and rise and fall again
setting the rhythm of the soft dull song
that worked itself at length into the stone
so when I picked it up it told me how
to hold and heft it, put my fingers where
those fingers were that softly wore it down
to this fine shape that fits and fills my hand,
this weight that wants to fall and, falling, sing.

Dense, lourd. le grain fin, basalte sombre,
poli de toute part comme par une rivière, un cylindre
aux bords contondants, un outil : tu le devines lorsque
tu sens l’arrondi subtil, le creux,
qui épouse la main, par les mains formé
qui l’ont tenu ici, juste à cet endroit,
pour qu’il tombe de lui-même dans le bol,
écrase les graines, s’élève et retombe
au rythme du chant sourd et doux
qui a fini par s’incruster dans la pierre,
si bien qu’il m’a dit, quand je l’ai saisi, comment
le tenir et le manier, comment poser mes doigts où
d’autres doigts l’ont usé doucement, lui ont donné
cette forme qui épouse et emplit ma main,
ce poids qui veut tomber et, en tombant, chanter.
Voici un autre exemple où Le Guin emprunte une forme traditionnelle. Cette fois, c’est la structure du « sonnet pétrarquiste », mais sans s’y conformer strictement. Si le poème a 14 vers, la plupart ont 10 pieds, et non 12. D’autre part, Le Guin prend aussi des libertés avec le schéma traditionnel des rimes. Ainsi, je ne vois pas le schéma ABBAABBA dans les 8 premiers vers.
The Dream Stone
Seeking the knowledge I only know I lost,
I take the intangible into my hand
to pay the price of what is past all cost.
It is a grey stone lying on my palm.
Its even substance deepens into a mist
and in it moves a fire, contained and calm,
as in a cloudy opal or a hummingbird’s
rose-turquoised breast. These soft, colored flames
speak in their motion without sound or words,
to tell me what it was I knew and lost.
By this remembrance blest, I understand
that I am free, and have come home at last.
I wake to find that I have paid the cost.
I wake to look into my empty hand.
La pierre du rêve
En quête du savoir que je sais seulement avoir perdu,
je prends l’intangible dans ma main
pour payer le prix qui surpasse tout coût.
C’est une pierre grise posée au creux de ma main.
Sa substance est régulière, on s’y enfonce comme dans une brume,
en elle se meut un feu, compact et calme,
comme en une opale nébuleuse ou sur la gorge
rose et turquoise d’un colibri. Ces douces flammes colorées
parlent avec leur mouvement, sans mot ni son,
et me disent ce que j’ai su et perdu.
Par la grâce du souvenir, je comprends
que je suis libre, que je suis enfin de retour.
À mon réveil, je constate que j’ai payé le prix.
À mon réveil, ma main est vide.
Je ne me lasse pas de lire et de relire ce poème mystérieux. Tant mieux si les formes traditionnelles servent de tremplin pour de telles réussites !
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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