Batavia
Nous revenons toujours chercher Rimbaud.
Que nous le voulions ou non,
l’éviter
et le perdre
dans nos prévisibles
déroutes littéraires
et dans les autres.
Nous revenons toujours
parce qu’il n’a jamais cessé
d’être ici,
où nous attendent
les dernières batailles,
de nouvelles déroutes
et cette vaine loyauté.
Comment ne pas l’invoquer
si c’est lui qui m’a ordonné
de me mettre en marche
depuis mon lit
niché en province,
les mains dans les poches
et les semelles au vent ? […]
Jakarta, octobre 2016

L’admiration du poète pour Rimbaud remonte à loin. En 1996, il a publié en Argentine un roman intitulé Los viajes de Rimbaud. En 2016, délaissant le journalisme, il entreprend un voyage de trois mois dans les mers du Sud avec le désir de renouer avec la poésie, et, en quelque sorte, comme il le dit lui-même, se sentir « purifié » par elle. Son poème « Batavia » dit clairement qu’il se voit obéir à une injonction de Rimbaud. C’est d’abord un voyage dans le temps. Batavia était, en 1876, le nom de la ville qu’a connue Rimbaud et qui est devenue Jakarta. La présence des deux noms, l’un au début, l’autre à la fin du poème, annonce ce va-et-vient entre le passé et le présent qui structure en partie le livre. Voilà donc le poète parti de Jakarta en octobre 2016, « les semelles au vent » (allusion probable à Verlaine qualifiant Rimbaud de « poète aux semelles de vent »). Andrade passe par la Tasmanie, la Nouvelle-Calédonie, les îles du Pacifique sud (Vanuatu, Samoa, Tonga, îles Cook, îles Marquises, Tahiti), la Nouvelle-Zélande. La plupart du temps, c’est l’occasion d’évoquer le souvenir d’illustres devanciers : Cook, Melville, Conrad, Segalen, Stevenson, Brel. Le dernier poème, daté de janvier 2017, a été écrit dans les îles Marquises. « Comme Cook, je suis parti dans les mers du Sud avec une enveloppe scellée. La mienne contenait une feuille avec le mot Taipi. Une fois arrivé là-bas, il n’y avait plus rien à faire excepté prendre le chemin du retour », écrit le poète en note. Cook était parti d’Angleterre avec une enveloppe scellée qu’il avait ordre d’ouvrir à Tahiti. Elle contenait des instructions lui enjoignant de prendre possession des terres découvertes au nom du roi d’Angleterre. L’enveloppe du poète contient un message d’une autre nature. Mais pourquoi désigne-t-elle seulement le point final de son voyage ?
Le ventre des mers du Sud (première partie)
Cent jours j’ai navigué
depuis la Batavia de Rimbaud.
Cent jours en remontant
le cordon ombilical
des mers du Sud.
Typee, Taipivai, Taipi.
Voici la vallée
en forme de ventre
d’où partit la chanson
dans laquelle naquit ce chant.
J’ai arrêté ma marche
au clair de la jungle,
là-bas, haut sur la colline,
du côté du soleil et du silence
des civilisations perdues.
Typee, Taipivai, Taipi.
Chaque vers écrit
appuyé sur une roche
pour élever ainsi
un nouvel autel de mots.
Taiohae, janvier 2017
Taipi est le nom d’une province de l’île de Nuku Hiva, dans les îles Marquises. C’est aussi le titre du premier livre de Melville, publié en 1846 et orthographié Typee. L’écrivain américain y raconte son expérience dans l’île en mêlant autobiographie et fiction. Taipivai est le nom d’une ville de Nuku Hiva. Le poème, avec ses mots tout simples, ses répétitions, ses allitérations des noms de lieux a tout le caractère d’une chanson. Mais les images du « cordon ombilical » et de « cette vallée / en forme de ventre » invitent à voir dans ces chansons des mers du Sud autre chose que des chansons. Décidément, il faut revenir à Rimbaud.
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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