Jour d’hiver
Et je l’ai rêvé et le rêve,
Un jour le rêverai encore,
Tout se répétera, tout se réalisera,
Vous rêverez tout ce que j’ai vu en rêve.
Là-bas, de notre côté, du côté du monde
La vague poursuit la vague et bat le rivage,
Et sur la vague l’étoile, l’homme et l’oiseau,
Et le rêve, le réel et la mort – vague après vague.
Pas besoin de date : j’étais et je serai,
La vie est le miracle des miracles, et sur mes genoux
Comme un orphelin j’assois ce miracle,
Seul au milieu des miroirs – dans le cercle des reflets
Des mers et des villes qui rayonnent en miracle.
Et la mère garde son enfant sur les genoux. En larmes.
Vie, vie
Je ne crois pas aux augures
Et je n’ai pas peur des signes.
Je ne fuis ni l’enfer ni la calomnie.
Il n’y a pas de mort sur terre.
Tous sont immortels.
Et tout.
Il ne faut pas avoir peur de la mort,
Ni adolescent, ni vieillard.
Il n’y a que le réel et la lumière,
Ni ténèbres ni mort, non, sur cette terre.
Nous sommes déjà tous sur le rivage,
Et je suis de ceux qui ramènent le filet
Quand l’immortalité est venue en bancs.
Un des aspects fascinants du film Le Miroir d’Andreï Tarkovski (1975), film en grande partie autobiographique, c’est le rôle qu’y joue le père : « Le père, note un critique, se manifeste par sa voix seule, voix transcendante traduisant l’exil et l’ailleurs lisant des poèmes de nature mystique et élégiaque ; tandis que la mère, manifestée par son corps réel à l’image, traduit la présence sensuelle et animale de la Nature. À la présence du père semble liées des images de souffle et d’envol […] À la présence de la mère semblent liés les plans, au contraire, qui plongent vers la terre, les images montrant la mousse et l’humus […]. » Je ne me rappelle plus quels poèmes sont lus dans le film, mais les deux poèmes qui précèdent en donnent sans doute une idée. « Seul au milieu des miroirs… », écrit Arseny Tarkovski. Est-ce une coïncidence si le fils utilise cette image comme titre de son film ?
Les relations entre le fils et ses parents, et en particulier son père, étaient difficiles. Le cinéaste a tenu un journal qui en porte la trace (Time Within Time: The Diaries (1970-1986), Faber and Faber, 1994). J’en traduis quelques passages : « D’une manière ou d’une autre, nos relations semblent tourmentées, compliquées, réduites au silence. J’aime beaucoup mes parents, mais je ne me sens jamais à l’aise avec eux, ou leur égal. Je pense qu’ils sont aussi intimidés par moi bien qu’ils m’aiment. » Situation paradoxale qui se comprend mieux lorsqu’on lit : « Je ne peux pas supporter de voir les gens exprimer leurs sentiments, même s’ils sont sincères. Je trouve intolérable que les gens qui me sont le plus proches et le plus chers expriment leurs sentiments. » Et il cite son père : « C’est bien de rester passif. C’est d’agir que vient le mal. » (Remarque qui ressemble fort à un précepte taoïste.) Et, continuant ses réflexions, le cinéaste ajoute : « Mon amour [pour ma famille] est passif. Tout ce que je veux, c’est probablement qu’on me laisse tranquille, et même qu’on m’oublie. Je ne veux pas compter sur leur amour ; tout ce que je veux, c’est la liberté, mais la liberté n’existe pas et n’existera jamais. »
Voici maintenant deux poèmes trouvés dans ce vieux numéro de la revue Conférence (2000). Ce sont des poèmes publiés en russe à Saint-Pétersbourg en 1993 par la fille du poète dans le recueil intitulé Lumière bénie. Ils ont été traduits en français par Aurélien Lécina.
Une odeur de terre humide est entrée par la fenêtre.
Senteur de vinaigre plus enivrante que le vin.
Ma mère s’est approchée, a jeté un regard par la fenêtre.
Et par la fenêtre est entrée une odeur de terre.
Dans la torpeur de l’hiver, près de ta mère,
Dors, comme le grain de seigle dans la terre noire.
Et ne songe pas à ta mort.
Sans rêves, comme Lazare en sa tombe,
Dors jusqu’au printemps dans le sein maternel
Tu sortiras du tombeau couronné de vert.
L’image de la mère dans ce poème semble correspondre à celle présentée dans le film : « plongée vers la terre », « images de mousse et d’humus ». « Dors, comme le grain de seigle dans la terre noire. » La mère ne fait qu’un avec « la Nature » et les saisons. Voici maintenant « des images de souffle et d’envol » liées au père :
Photographie
Dans ton cœur souffle une brise légère,
Et tu voles, tu voles à tire d’ailes,
Mais l’amour sur la pellicule
Retient ton âme par la mancheAuprès de l’oubli, comme un oiseau
Vole du grain – et alors, quoi ?
Il ne le laisse pas se disséminer
Et bien qu’il soit mort, tu visNon pas de toutes tes forces, mais au centième seulement.
Assourdi, assoupi,
Comme si tu errais dans quelque champ,
Par delà les limites.Toute chose douce, visible, vivante,
Reprend son vol,
Si l’ange de l’objectif
Prend sous son aile ton univers.
Le lecteur n’a pas besoin de détails biographiques ni de rapprochements avec le film pour apprécier ces poèmes d’Arseny Tarkovski. Mais il me semble émouvant de voir comment un père et un fils, qui avaient tant de mal à se parler dans la vie, ont réussi à se retrouver dans leur œuvre. Le Miroir est en partie un hommage aux parents du cinéaste, en particulier au père et à sa poésie. Il montre que, dans la vie, le silence entre les deux hommes dissimulait une véritable parenté d’inspiration. Et cet hommage du fils a contribué à faire sortir de l’ombre les poèmes du père.
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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
Bonjour,
Je désire vous soumettre ma libre adaptation de ce poème d’Arseny Alexandrovich Tarkovsky
– « Je suis né depuis si longtemps », que je dis en bilingue sur ma chaîneYouTube.
Lien :
https://www.youtube.com/watch?v=t3dyvPNdD3g&t=73s
Également ces deux poèmes, l’un
– À la mémoire de Marina Tsvetaeva
et l’autre
– À la mémoire de Anna Akhmatova
Lien :
https://www.youtube.com/watch?v=BZPjgvqtIaw