Nicolás Guillén a dénoncé dans ses poèmes, dès les années 1930, le racisme et les injustices dont les Cubains (et tous les Antillais) étaient victimes. Il stigmatise tout particulièrement les États-Unis qui, après avoir chassé les Espagnols, ont fait main basse sur le café, le tabac et la canne à sucre, ainsi que soutenu des gouvernements corrompus jusqu’à la chute de Fulgencio Batista en 1959. Voici la première partie de l’un de ces poèmes :

West Indies Ltd. (1934)
 
I
 
West Indies ! Noix de coco, tabac et eau de vie…
Voici un peuple obscur et souriant,
conservateur et libéral,
peuple éleveur et sucrier,
où parfois l’argent coule à flots,
mais où l’on vit toujours très mal.
Le soleil ici grille toutes les choses,
il grille le cerveau et grille jusqu’aux roses.
Et sous notre éclatant costume de coutil
nous portons encore des pagnes ;
gens simples, tendres, fils d’esclaves
et de cette pègre incivile,
si variée en son origine,
dont Colomb, au nom de l’Espagne,
fit don aux Indes — geste gracieux.
 
Voici des blancs, des noirs, des chinois, des mulâtres.
Il s’agit, n’est-ce pas, de couleurs à bas prix,
car à travers tant de marchés et de contrats
les couleurs ont couru et pas un ton n’est stable.
(Que celui qui pense autrement fasse un pas et qu’il parle.)
 
Ici il y a tout cela, et il y a des partis politiques,
et des orateurs qui déclarent : « En ces moments critiques… »
Il y a des banques, il y a des banquiers,
des législateurs, des boursiers,
des avocats, des journalistes,
des médecins et des portiers.
Que peut-il nous manquer ?
Et même si quelque chose manquait nous le ferions chercher.
West Indies ! Noix de coco, tabac et eau de vie.
Voici un peuple obscur et souriant.
 
Terre insulaire !
Ah, terre étroite !
N’est-il pas vrai qu’elle nous paraît faite
pour abriter la seule palmeraie ?
Terre d’escale pour « L’Orénoque »,
ou autre bateau d’excursion,
bondé, sans un artiste
et sans un fou ;
ports où celui qui rentre de Tahiti,
d’Afghanistan ou de Séoul,
vient se nourrir du bleu du ciel,
en l’arrosant d’un Bacardi ;
ô ports qui parlent un anglais
qui commence par yes et qui s’achève par yes.
(Anglais de cicerone à quatre pattes.)
West Indies ! Noix de coco, tabac et eau de vie.
Voici un peuple obscur et souriant.
 
Je me ris de toi, noble des Antilles,
singe qui t’avances par sauts d’un arbre à l’autre,
ô paillasse qui sues pour éviter la gaffe,
et la commets toujours, plus grande chaque fois.
Je me ris de toi, blanc aux veines vertes
— ces veines qui paraissent quoi que tu fasses pour les cacher !
je me ris de toi parce que tu parles d’aristocraties pures,
de raffineries florissantes, de coffres-forts garnis.
Je me riis de toi, ô nègre singeur,
qui ouvres grand tes yeux devant l’auto des riches,
et qui te sens honteux d’avoir la peau si noire,
alors que ton poing est si dur !
Je me ris de tous : du policier et de l’ivrogne,
du père et de son rejeton,
du président et du pompier.
Je me ris de tous ; je me ris du monde entier.
Du monde entier ému devant quatre pantins,
qui se redressent orgueilleux derrière leurs blasons criards,
comme quatre sauvages au pied d’un cocotier.

Le poète n’est pas tendre pour ceux qui, dans son pays, collaborent et profitent de cette situation. Les « quatre pantins » sont évidemment les hommes qui ont pris le pouvoir, avec Batista, en 1933. Dans cet autre poème, colère et tristesse ne sont pas moins évidentes, mais l’importance de la musique est encore plus marquée. Le rythme des vers et les fréquentes répétitions, qui résonnent comme des refrains, donnent au poème le caractère d’une chanson. D’ailleurs, de nombreux poèmes de Guillén sont devenus des chansons à succès.

Ma patrie est douce au-dehors… (El son entero, 1947)
 
Ma patrie est douce au-dehors,
et très amère par dedans,
ma patrie est douce au-dehors,
avec son vert printemps,
avec son vert printemps,
et son soleil de fiel au cœur.
 
Quel ciel bleu et silencieux
contemple, impassible, ta peine !
Quel ciel bleu et silencieux,
oh, Cuba, Dieu t’a-t-il donné,
oh, Cuba, Dieu t’a-t-il donné,
pour que ton ciel soit aussi bleu !
 
Un oiseau de bois
m’apporta le chant dans son bec,
un oiseau de bois.
Oh, Cuba, si je te disais,
moi qui tellement te connais,
Oh, Cuba, si je te disais,
que ton palmier est fait de sang,
que ton palmier est fait de sang,
et tout de pleurs ton océan !
Sous ton rire léger,
moi qui tellement te connais,
j’aperçois le sang et les pleurs,
sous ton rire léger.
Le sang et les pleurs
sous ton rire léger ;
le sang et les pleurs
sous ton rire léger.
Le sang et les pleurs.
 
Sur la terre, le paysan
est comme enseveli vivant,
est comme mort sans être né,
sur la terre, le paysan.
Mais l’homme aussi, dans tes cités,
oh, Cuba, est un mendiant
qui traîne sa faim, sans argent,
et demande la charité,
quoiqu’il se coiffe d’un chapeau
et danse dans la société.
(Je le dis dans cette chanson
puisque telle est la vérité.)
 
Aujourd’hui yankee, hier espagnole,
si señor,
la terre qui nous fut donnée
toujours le pauvre l’a trouvée
aujourd’hui yankee, hier espagnole,
como no !
Oh qu’elle est donc seule la terre,
la terre qui nous fut donnée !
 
La main qu’on sent ne point fléchir
il faut la saisir aussitôt ;
la main qu’on sent ne point fléchir,
chinoise, noire, blanche ou rouge,
chinoise, noire, blanche ou rouge,
la serrer d’une main tendue.
 
Un matelot américain,
bien,
dans le restaurant du port,
bien,
un matelot américain
sur moi osa lever la main,
sur moi osa lever la main,
mais il y a trouvé la mort,
bien,
mais il y a trouvé la mort,
bien,
mais il y a trouvé la mort,
le matelot américain
qui dans le restaurant du port
sur moi osa lever la main,
bien !

Voici maintenant un poème sentimental d’El son entero (1947) :

Toi, Rose, mélancolique…
 
L’âme vole, vole, vole,
te cherchant dans le lointain,
toi, Rose, mélancolique
rose de mon souvenir.
Lorsque le petit matin
rend humide la campagne
et que l’aube est une enfant
qui s’éveille dans le ciel,
ô, Rose, mélancolique,
aux yeux que l’ombre remplit,
du bord de mon drap étroit,
je caresse ton corps ferme.
Quand déjà le haut soleil
a brûlé de son haut feu,
et tandis que le soir tombe
du crépuscule brisé,
moi, de ma table lointaine,
je contemple ton pain noir.
Et dans la nuit qui se charge
d’un silence dévorant,
toi, Rose, mélancolique
rose de mon souvenir,
dorée, vivante et humide,
tu descends, lente, du toit
et tu prends ma main glacée,
puis t’arrêtes, me fixant.
Et je ferme alors les yeux,
mais je garde ton image,
clouée ici, et clouant
ton regard sur ma poitrine,
ô long regard immobile,
ainsi qu’un poignard de rêve.

Et voici pour terminer une berceuse qui se trouve dans La paloma de vuelo popular (1958) (La colombe populaire qui vole) :

Berceuse pour réveiller un petit nègre
 
Dors, mon petit nègre / mon beau petit nègre… E. Ballagas
 
Une colombe
passe en chantant :
— Debout, petit nègre,
car le soleil darde !
Déjà plus personne
au lit, au foyer :
ni le crocodile,
ni le canardeau,
ni le serpent, ni
le pigeon ramier…
Coco, cacao,
cacho, cachaza,
debout, petit nègre,
car le soleil darde !
 
Venez, petit nègre,
près de la négresse.
Souffle contre souffle,
car le soleil darde !
Regardez les gens
passent et s’appellent ;
les gens dans la rue,
les gens sur la place ;
déjà plus personne,
personne chez soi…
Coco, cacao,
cacho, cachaza,
debout, petit nègre,
car le soleil darde !
 
Nègre, petit nègre,
violet et frisé,
debout, dans la rue,
car le soleil darde ;
dites réveillé
ce que vous pensez.
Que meure le maître,
qu’il meure grillé !
Déjà plus personne
au lit, au foyer…
Coco, cacao,
cacho, cachaza,
debout, petit nègre,
car le soleil darde !

Ces poèmes donnent une idée de la richesse et de la variété de ton de la poésie de Guillén. Les critiques soulignent l’importance qu’a eue pour lui la rencontre de certains poètes de son époque, par exemple le poète américain Langston Hughes (1901-1967), qui fait partie du groupe d’écrivains et d’artistes à l’origine du mouvement des années 1920-1930 qu’on désigne sous le nom de « Harlem Renaissance ». Guillén a aussi été influencé par le poète et romancier haïtien Jacques Roumain (1907-1944).

Je mentionnais dans la déambulation précédente que le dernier poème de l’anthologie date de 1956 et que le poète, qui a vécu jusqu’en 1989, n’a pas cessé d’écrire jusqu’à sa mort. Cette partie de son oeuvre a-t-elle été frappée d’ostracisme ? Serait-ce à cause de ses convictions politiques ? Il a été communiste toute sa vie. Exilé pendant plusieurs années, il revient à Cuba en 1959 grâce à l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, qui lui confie la direction de l’Union des écrivains et artistes de Cuba, créée sur le modèle soviétique. Ce « modèle soviétique » ne dit évidemment rien de bon. L’œuvre a-t-elle souffert de ce qu’il est devenu un poète trop proche du pouvoir politique ? Guillén a été fortement critiqué pour être resté silencieux lorsque d’autres écrivains, tels Reinaldo Arenas et Heberto Padilla, ont été emprisonnés et persécutés par le gouvernement castriste. Il ne faisait pas bon être homosexuel ou critiquer le régime de Castro… Laissons de côté cette partie de sa vie. Que cela ne nous empêche d’admirer la virtuosité musicale et les accents vengeurs des poèmes des 25 ou 30 premières années.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.