Il y a « longtemps, très longtemps », nous confie-t-elle, Denise Mützenberg avait composé un poème dont la première strophe était : « Comme un voilier têtu qui vogue à contre-flot / felouque de ta vie sur un Nil capricieux / marche sur l’eau : / l’aventure est aux audacieux ». C’est lui qu’elle reprend comme premier texte de ce recueil, telle une émouvante plongée dans une jeunesse où « aventurer la vie » — expression empruntée à Thérèse d’Avila — était un credo. La dernière partie du livre ne s’appelle-t-elle pas d’ailleurs « Risquer un alléluia » ? La poétesse, aujourd’hui octogénaire, a bien sûr mûri dans son écriture. Les épreuves de l’existence sont également passées par là : « Dans l’armoire de ma chambre / J’ai gardé toutes les cravates de mon amour ». Et si l’aventure du quotidien trouve toujours une place dans ses vers, ceux-ci mettent en avant la pudeur, on l’a vu, et la sagesse : « Nous traversons nos mères nos enfants nous traversent / et leurs petits s’envoleront quand viendra l’heure ».

L’aventure, devine-t-on, se déploie désormais dans les relations humaines. La majorité des poèmes sont ainsi dédiés ; plusieurs le sont à la sœur jumelle de l’autrice, Claire (Krähenbühl, dont le livre paru en même temps a été évoqué sur le site). Le vers de Rilke « Être ici est une splendeur » devient le leitmotiv d’un poème en gare où « c’est aussi ce que je vis / entre un carré de graminées / et les rails qui courent vers toi / petite sœur ». Le mot « Avec », titre d’une autre partie du recueil, confirme ce sentiment que Denise Mützenberg est en empathie avec autrui, mais aussi qu’elle s’intéresse au sort des plus faibles, des personnes rejetées. On y trouve des mentions de Bartholomé Tecia, exécuté à Genève en 1566 pour « crime d’homosexualité », ou de Habiba de Kaboul, privée d’école par les talibans. L’aventure de la vie n’exclut pas la révolte : « poème quotidien / j’écris je crie ».

Parmi les joies de l’existence, la poétesse inclut le fait de « Parler en langues ». Quoi de plus naturel dans un pays multilingue comme la Suisse ? On découvrira donc un poème en anglais, « la langue chinoise sur ma langue étonnée // Sésame ouvre-moi ! », qui évoque 黑芝麻, la crème de sésame noir… mais aussi un poème de sororité en romanche sur le mot amenduos (qui signifie « tous/toutes les deux ») : « hymne d’amour hymne de sœur : / nous / toi / proche à toujours ». Les langues rapprochent, les langues unissent. Le « nous » revient souvent, comme une union entre poétesse et lecteurs ou lectrices, préfigurée par la relation entre jumelles. Et si l’aventure n’est pas à prendre ici au sens d’une expédition casse-cou ou intrépide, elle est bel et bien présente dans le foisonnement des liens, dans la pensée pour les autres qui constamment affleure, même dans la solitude d’un paysage du Piz Palü : « Bleus / sons tremblés / pieds posés / délicatement sur l’herbe bleue / yeux / casquette / ciel / heure / bleus bleus bleus / mais l’or tremble aussi / sur le pré // tout près / mes aimés ».

Denise Mützenberg, Aventurer la vie, éditions du Griffon, ISBN 978-2-88006-157-9

Fragment de « journal »

par Denise Mützenberg (lue par Florent Toniello) | Aventurer la vie

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site personnel : accrocstich.es.