La parole des fleurs (1961) :

2
 
COMME pour l’odeur
ne peut-on découvrir
encore une fois pour la première fois
l’eau, la terre et le pain,
 
la voix, les bras
et la blancheur
de ta chair ?
 
Ne faut-il pas
comme avec une femme
découvrir
les yeux et les lèvres de la terre ?

Dans son troisième livre, Mekas écrit de courts poèmes où il est question d’amour, mais aussi de déshabitude. Il s’agit du sentiment et du plaisir amoureux, mais aussi de toutes les perceptions qui nous permettent de vivre au contact du monde physique. Ce sont des sentiments, plaisirs, perceptions dont il faudrait pouvoir faire l’expérience « encore une fois pour la première fois ». Il y a plus d’un siècle, Jules Laforque s’est écrié : « Oui, l’idéal de la liberté serait de vivre sans habitudes », idée familière à Jean Paulhan qui s’en explique (non sans malice) dans ses entretiens à la radio avec Robert Mallet (Les Incertitudes du langage). Dominique Aury confirme que Paulhan avait le don de s’étonner de tout, ce qui était très « tonique » pour ceux qui vivaient avec lui.
Voici maintenant le poème qui a donné son titre à ce troisième livre :

5
 
CE QUE LES LÈVRES ont caché
par leur silence
les mains l’ont trahi
par le toucher
la parole des fleurs.

Il me semble que ce poème pourrait être signé Paul Éluard. Mais dans les livres suivants, sans doute influencé par les poètes américains qu’il lit et qu’il fréquente à New York à partir des années 1950, Mekas tente d’autres formes d’écriture. En voici un exemple. C’est aussi un exemple de ce que Stéphane Bouquet appelle « une poétique de l’instant ponctuel » :

Mots isolés (1967) :

2
 
Et
la
pluie
repleut.
 
Et
allongé
ainsi
j’écoute,
 
la
pluie
de
gouttes
éclate
 
au
sol,
 
comme
une
pluie
même
jusqu’à
l’âme.

Stéphane Bouquet fait un rapprochement très intéressant : le poème devient « une silhouette seule debout dans le monde façon Giacometti ou Beckett ». Il est difficile de ne pas voir un rapport entre la vie d’exilé que mène le poète aux États-Unis et cette poésie, écrite en lituanien, qui est souvent, selon la formule de Bouquet, « un constat prononcé de solitude ». Après Mots isolés paraît Seul je marche en 1971, Journaux 1970-1982 et Mots et lettres en 2007. Dans ce dernier recueil, Mekas en vient parfois à faire exploser les mots eux-mêmes :

comme du
c
ie
l
 
tom
bés
 
m
  o
ts
 
  l
ett
res
 
sur bl
  anche
pa
ge
 
ri
  e
n

« Rien »… Pourtant, il faut continuer à écrire comme il faut continuer à marcher :

poésie n’est pas
forger
métaphores
 
ou inventer
nouvelles
images…
 
poésie est
marcher
vers le milieu
même
 
et
chanter

On le voit, la tonalité des poèmes de Mekas (deuxième manière) n’est pas toujours sombre ou mélancolique. Le poète se promène à New York :

[…] Erika, elle enlaça
un arbre et
l’embrassa.
 
Ah ! Que l’arbre
était heureux
au coin
de la rue Houston,
 
jamais
embrassé,
vibrant
d’extase,
 
mais
sans se trahir.

Merveilleux Mekas qui sait échapper au « fonds dépressif » de sa poésie pour trouver cette sorte de fantaisie joyeuse qui fait penser à Prévert.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.