Voici quelques poèmes d’Ali Podrimja, poète avec qui nous avons déjà déambulé la dernière fois. Son fils est mort très jeune, victime du cancer. Il avait pour prénom Lumi, mot qui signifie « neige » en finnois, « rivière » en albanais, et qui fait naturellement penser à « lumière ». Après la mort de son fils, le poète a écrit de nombreux poèmes où il évoque le souvenir de Lumi. Ces poèmes ont été publiés à Pristina en 1982. Titre du recueil : Lum Lumi. Les poèmes qui figurent ci-dessous ont été traduits de l’albanais en anglais par Robert Elsie. On les trouvera dans Who Will Slay the Wolf. Selected Poetry by Ali Podrimja, Gjonlekaj, New York, 2000. C’est moi qui traduis de mon mieux de l’anglais en français et qui numérote les poèmes.

1
 
Et toi mort
 
c’était l’été
le soleil haut
des ombres, toi en Europe
 
de cet horrible voyage
tu es revenu un jour les yeux grand ouverts
tu es entré dans le poème de ton père sans frapper
 
tu es là en sécurité Lumi
je te jure qu’il ne t’arrivera
aucun mal
 
c’était l’été
le soleil à l’ouest
et toi mort, terre
 
2
 
cette ombre près de la fenêtre
     ce n’est pas moi
c’est ta mère
     qui te cherche dans la foule
 
cette ombre au fond de la chambre
     ce n’est pas moi
c’est ton frère
     qui joue de la flûte le cœur triste
 
cette ombre devant le miroir
     ce n’est pas moi
c’est ta sœur
     qui se coupe les cheveux
 
Lumi ô lumière
je suis celui qui garde la porte
 
3
 
Leur façon de t’aimer, Lumi
 
ils t’aiment Lumi
lorsque tu te tais
lorsque tu ne demandes rien
à l’oreille obtuse
terribles sont les lettres que tu traces
terribles ton poète et ton pas de course
 
à peine oublies-tu que
deux fois deux
peuvent aussi faire quatre
ils déplacent ta pierre dans son aire
 
et leurs mains ne t’applaudissent
que dans le rôle du perdant
Lumi
 
4
 
Seul à seul
 
tu as touché la rive qui séparait
la vie de la mort
 
seul tu étais paisiblement
quand le feu approchait de toi
 
l’été finissant j’ai fermé la porte
de peur que l’on ne vînt tuer le rêve
 
seul absolument seul tu étais alors
effroyable aux yeux même de Dieu

Poèmes émouvants auxquels je m’en voudrais d’ajouter quoi que ce soit. Écrire ces poèmes, c’est, pour le poète, une façon de faire comme la sœur qui se coupe les cheveux en signe de deuil, rite funéraire familial. Le poème suivant ouvre une perspective plus large. Il s’agit d’un voyage imaginaire avec son fils défunt. Il s’agit aussi d’essayer de trouver à Paris refuge, la situation devenant impossible dans les Balkans. Teuta et Genti font allusion à des souverains d’Illyrie qui protégeaient les pirates sévissant dans la mer Adriatique quelques siècles av. J.-C. Qu’est-ce qui a changé deux mille ans plus tard, se demande le poète ? L’exil est déchirant, car il s’agit de ne pas oublier à Paris le pays natal.

5
 
Paris, pays natal
 
nous irons à Paris
là nous poserons notre pierre
Teuta, Genti ne nous attendront pas
les sauvages hordes romaines ne nous attendront pas
personne ne nous attendra
c’est à Paris que nous irons
nous attacherons nos rêves à des ailes de cigogne
à une fontaine nous laverons nos yeux, nos mains couvertes de verrues
nous laisserons les nuits des Balkans derrière nous
les danses, les chants, les ballades, les contes
nous ne prendrons que la flûte avec nous
pour en jouer quand nous deviendrons nostalgiques
quand nous serons perdus dans une foule d’ivrognes
dans les ombres
parmi les rats
tard le soir dans les rues de Paris dans le métro frénétique
nous humerons le parfum des coings de notre pays natal
avec nos doigts nous parlerons d’époques viles
nous ne marcherons sur aucune fourmi
nous ne ferons peur à aucun oiseau
nous ne déverserons ni le feu de l’enfer ni notre bile
sur la tête de personne
nous ne courberons pas la tête devant une Europe apathique
ni aucun dieu au cerveau dérangé
promets-moi Lum Lumi
que nous n’oublierons pas notre pays natal
 
(Paris 1981)

Je voudrais ajouter que les premiers poèmes concernant Lumi m’ont fait penser à un autre livre de poèmes où il est question de la maladie et de la mort d’une adolescente atteinte du même mal : Une petite fille silencieuse, de James Sacré (André Dimanche, 2001). Je me permets d’en recommander la lecture.

Ali Podrimja à Sète en 2011. Photo : Alisée Bach, CC BY-SA 3.0

1 Commentaire

  1. anna

    à ces lectures,je suis comme l’eau qui se baigne dans l’eau, les larmes
    eaux de ciel, de ballades, de contes… eaux sur lesquelles se gravent ces poèmes

    Réponse

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Christian Garaud

Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.