À la fin de la lecture, l’œil s’écarquille en voyant cette modeste mention : « 6 juillet 2024 / Paris ». Comment, ces plus de cent vingt pages où Dieudonné Niangouna a balayé tout le spectre d’une existence en littérature, développant force métaphores et convoquant maintes images récurrentes, allant même jusqu’à frôler la mort (« À la fin du festival / donc de la vie »), ont été écrites en un jour ? Quoique, à la réflexion, il y ait une véritable logique à cela : tout le recueil semble parcouru par un flux continu de parole, par une énergie qu’on imagine parfaitement de nature à faire coucher sur le papier cette exubérance poétique inarrêtable1.
Tout commence dans les premières années : « Quand j’étais enfant je voulais / écrire les poèmes de Aimé Césaire / devenu ado j’ai compris que les seuls / poèmes de Aimé Césaire que je pouvais / écrire avaient tous déjà été écrits par / Aimé Césaire ». Qu’à cela ne tienne, Dieudonné Niangouna — qui se nomme à plusieurs reprises dans son texte, revendiquant ainsi l’autofiction — saura se trouver d’autres modèles, tel Sony Labou Tansi, qui reviendra régulièrement comme un grand frère, comme reviendront les sorcières de Macbeth, ou… Irène Papas, plusieurs fois citée sur une page, en une fixation qui cristallise la nostalgie d’une époque. Dieu aussi : « J’ai exploré Dieu / Jusqu’à le dégoter / Du fond d’un pain / De manioc ».
Avançant en âge, le poète, d’abord narratif, se fait plus philosophique : « Le mieux c’est de réaliser qu’on / ne pisse jamais dans les lanternes / avec une vessie toute pleine ». Il comprend la vie comme une « rumba sanguinaire », où il convient, lorsqu’on fait métier du commerce des phrases, de « sortir sa cargaison / de frites et de boudin le bouchon / ne juge pas il jouit de sa largesse / d’esprit ». La réflexion sur les mots se développe, forme le cœur battant du livre, au point de ressembler à un petit traité d’écriture généreuse. Pourtant, devoir laisser vivre les mots après que le poète les a quittés, c’est une « douleur […] telle / qu’embrasser / dans la bouche un / mouton qui rumine ». « Il y a trop de mauvais titres / Pour faire un bon poème », affirme Dieudonné Niangouna, mais le voilà donc, ce titre, qui lui aussi parcourra maintes pages dans diverses circonstances ; elles en feront une envie, une preuve d’amour, une solution à un problème épineux…
Même si c’est à un fleuve de pensées que semble se livrer le poète, l’ensemble se tient par la clarté de son style. « C’est à la saveur du piment / Qu’on juge de la qualité de / Sa langue » : la langue est ici à la fois amusée, revêche, nostalgique ou idéaliste, usant d’images fraîches et de traits d’humour qui désamorcent les idées noires pointant par endroits. Dans « un monde / qui finit par tout rendre virtuel attaché en fichier », on théorise sur l’écriture tout en célébrant le bien réel « taxi-brousse qui crapote son rhume des saisons ». Dieudonné Niangouna disserte, dissèque, diverge, digresse sans pourtant jamais perdre de vue sa destination : « Je suis arrivé dans une ville / Pour construire des mots / Mais la ville est déserte et nue / Je cours le vent à mes trousses / Aboient les sorcières de Macbeth ». Il joue de ses idées fixes et de ses obsessions, dans un autoportrait lyrique aux images robustes, qui aborde sans concession et sans fausse pudeur le rôle du poète dans la société d’aujourd’hui.
Dieudonné Niangouna, Comme embrasser dans la bouche un mouton qui rumine, La Kainfristanaise, ISBN 978-2-900614-21-1
- Suite à sa lecture de cette chronique, l’auteur a eu la gentillesse d’apporter la précision suivante : « Même si j’ai passé dix ans à écrire un texte au jour le jour, j’écris simplement la date et la ville où j’ai terminé à la fin. Comme embrasser dans la bouche un mouton qui rumine était terminé le 6 juillet 2024 / Paris. C’est le jour et la ville du point final. Mais je l’avais commencé le 18 décembre 2022. Le premier poème du recueil le dit très bien : “J’avais pris le choix d’écrire mon testament / à quarante-six ans en fin d’année 2022 / ça tombe bien en fin d’année 2022 j’ai / quarante-six ans et dix mois donc suis en retard / Alors je commence”. Au total, c’est 19 mois d’écriture. Du 18 décembre 2022 au 6 juillet 2024. »↩

Un extrait
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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