Les Jours (le Quotidien)
Notre vie
Est à l’image de ce calendrier pendu au mur
Son paysage commence à se défraîchir
Nos amis arriveront dans la soirée
Et je m’efforcerai de cuisiner pour toute la tablée
Sans oublier d’assaisonner tous les plats
Pas la peine de boire
Ta parole sera intarissable
Tout le monde sera de bonne humeur
Et les pattes de poulet seront rongées jusqu’à l’os
Au lever du jour
Nos amis s’en retourneront
À la lumière de la lampe
Sur les rideaux, les tournesols
Garderont leur splendeur folle,
Mais les cendres de nos cigarettes et de belles arêtes de poisson
Nous serons restées en travers de la gorge
Sans un regard l’un pour l’autre
Nous nous mettrons au lit.

Le 2 juin 1989 – à Xiaobo
Ce temps ne dit rien qui vaille
Prise dans l’exubération du soleil
C’est ce que je me dis
Debout derrière toi
Je te donne une petite tape sur la tête
Tes cheveux en brosse me piquent le creux de la main
C’est une sensation un peu étrange
Je n’ai pas même eu le temps de te dire un mot
Que tu es devenu un personnage aux informations
Tout le monde te regarde et t’admire
Mais moi, cela m’épuise
Je n’ai plus qu’à me réfugier loin de la foule
Et à fumer une cigarette
Les yeux tournés vers le ciel
Peut-être qu’en ce moment même naît un nouveau mythe
Mais l’éblouissement du soleil est trop intense
Il m’empêche d’en avoir le cœur net
J’aime les petits détails : la tape sur la tête, les cheveux en brosse qui piquent la main. Geste d’affection ? Peut-être une invitation à la prudence ? Mais Liu Xiaobo n’en a cure. Il échappe à Liu Xia, qui ne partage pas l’enthousiasme général et qui s’éloigne pour fumer. Elle avait vu juste. Après un premier emprisonnement de Liu Xiaobo de 1989 à 1991, Liu Xia écrit ce poème en décembre 1992 :
Le Vent – à Xiaobo
La destinée t’a fait pareil au vent
Voltigeant doucement
Batifolant au milieu des nuages
J’avais l’illusion d’être ta compagne
Mais quelle maison faudrait-il avoir
Pour te retenir ?
Tu étoufferais entre les murs
Tu ne peux être que le vent, encore le vent
Jamais tu ne m’as dit
Ni quand tu reviendrais, ni quand tu partirais
Le vent s’en vient, je tente en vain d’ouvrir les yeux,
Le vent s’en va… de la poussière, partout.
Voilà donc le poème qui donne son titre au recueil : La Femme du vent. Nul reproche. « J’avais l’illusion d’être ta compagne… » Mais il y a résignation à ce qui relève de la destinée. Il ne s’agit pas de se plaindre, mais de comprendre l’autre et d’accepter son sort. Liu Xia est bouddhiste. Elle a fait un voyage au Tibet en 1986 et rencontrera plus tard le Dalaï-Lama. Ses poèmes, tout en rappelant sa fidélité et son amour pour Liu Xiaobo, cherchent souvent la sérénité.
Crépuscule
J’adore ce moment
Où descend le crépuscule
Où toutes les choses alentour
Dans une obscure clarté
Prennent des milliers de formes, des centaines d’apparences.
Le soleil de midi,
Les larmes silencieuses de la nuit profonde
N’ont jamais cette luxuriance, ne sont jamais aussi
Continûment changeants
On n’a pas encore allumé les réverbères
Ce qu’il reste de soleil a la délicatesse d’un petit enfant
L’attente que j’ai chevillée au cœur, à ce moment-là,
Garde pourtant un semblant d’insouciance
Je reste assise dans la lenteur de ce moment fugace
Fumant, avant qu’il ne fasse noir,
Ma dernière cigarette
Les ombres peu à peu s’allongent
Leur emprise se fait pesante
Les mots se désintègrent dans le chaos des choses
On dirait qu’au-delà des apparences
Vole un oiseau
Très haut, au-delà du réel
Ce poème est reproduit en partie sur la page de titre du recueil. « Magnifique poème aux accents verlainiens », écrit Béatrice Desgranges, « où Lu Xia décrit le phénomène de “l’attention flottante” bien accordée à la réalité mouvante du crépuscule. » Des accents verlainiens ? Peut-être. En tout cas, les trois derniers vers orientent plutôt le lecteur vers le bouddhisme. Le poème a été écrit le 8 août 1999. Rappelons que Liu Xiaobo a été de nouveau incarcéré de 1995 à 1996, puis, une fois de plus, de 1996 à 1999. Liu Xia continue à écrire des poèmes qui disent sa souffrance et ses efforts pour la surmonter. La peinture et la littérature occidentales l’ont fortement marquée. Apparaissent entre autres dans ses poèmes Duras, Kafka, Van Gogh… Les tournesols sont mentionnés plusieurs fois dans les poèmes.
Les Chaises vides
Des chaises vides, des chaises vides
Il y a tant de chaises vides partout
Dans le monde et en tous lieux
Les chaises vides des toiles de Van Gogh me fascinent
Je vais m’y asseoir sans bruit
Et j’essaie de balancer mes jambes
Mais le souffle qui émane des chaises
Les a transies de froid
Je ne peux plus bouger
Van Gogh agite ses pinceaux de sa main
« Va-t’en, va-t’en, va-t’en
Il n’y a pas d’enterrement aujourd’hui »
Van Gogh plante son regard droit dans le mien
Il me force à baisser les yeux
Comme une simple poterie attendant la cuisson
Je reste assise dans l’embrasement de ses tournesols
Poème prémonitoire de la chaise vide du prix Nobel, comme l’écrit Béatrice Desgranges ? Poème qui fait aussi écho, ajoute-t-elle, à un texte de Liu Xiaobo écrit deux ans plus tôt. Il avait pour titre « Van Gogh et toi » : « ce n’est pas l’endroit où tu t’assieds pour écrire tes lettres ». Pour ma part, j’ai pensé à Dreams de Kurosawa, film de 1990. On y voit un visiteur de musée qui est en contemplation devant une toile de Van Gogh, puis qui entre dans la toile et part à la recherche du peintre qu’il voit au loin. Mais là finit le rapprochement : le contexte est tout autre.
Pour terminer, trois poèmes parmi les plus beaux du recueil.
Sans titre – à Xiaobo (Tu parles)
Tu parles, tu parles, tu clames la vérité
Tu parles le jour, tu parles la nuit, tant que tu es éveillé, tu parles
Et tu parles
Du fond de ton cachot, ta voix se rue au-dehors et s’y répand
La mort qui frappait il y a vingt ans fait une fois encore retour
Elle s’en vient et s’en va comme le temps
Bien des êtres te manquent mais les âmes mortes restent auprès de toi
La vie de tous les jours, tu l’as délaissée pour joindre ta voix à leurs cris
Mais ils restent sans réponse, sans réponse
Tu parles, tu parles, tu clames la vérité
Tu parles le jour, tu parles la nuit, tant que tu es éveillé, tu parles
Et tu parles
Du fond de ton cachot, ta voix se rue au-dehors et s’y répand
Les blessures ouvertes il y a vingt ans saignent encore
Elles ont le rouge écarlate de la vie
Il y a bien des êtres que tu aimes, mais tu aimes plus encore la compagnie des âmes mortes
Tu leur avais promis de chercher la vérité avec elles
Mais aucune lumière n’éclaire le chemin, aucune lumière.
Tu parles, tu parles, tu clames la vérité
Tu parles le jour, tu parles la nuit, tant que tu es éveillé, tu parles
Et tu parles
Du fond de ton cachot, ta voix se rue au-dehors et s’y répand
Les fusillades qui éclataient il y a vingt ans ont décidé de ta vie
Tu vivras pour toujours au cœur de la mort
Tu aimes ta femme mais tu es plus fier encore de la voir traverser ces temps obscurs à tes côtés
Tu la laisses suivre les élans de son cœur et tu la presses plus encore d’écrire pour toi au-delà de la mort
Mais ces poèmes-là, ils restent sans voix, sans voix…
4 septembre 2009
Le Chemin des Ténèbres
Je savais que tôt ou tard viendrait le jour
Où tu me quitterais
Pour prendre seul le chemin des ténèbres
Je priais pour que dans la fulgurance de cet instant
Te reviennent à cet instant des images
J’espérais dans le pêle-mêle de ces images,
Quand je serais hébétée de panique,
T’éblouir d’un rayon de lumière
Mais je n’y suis pas parvenue
J’ai seulement serré mes poings très fort
Pour ne laisser aucune parcelle de ma force échapper de mes doigts
« L’image très concrète du flash, l’éblouissement de l’amour et l’illumination mystique qui délivrent de toutes les illusions du vouloir-vivre », note Béatrice Desgranges.
Fragment numéro 8
Dans ce que j’ai pu lire, j’ai vu, bien souvent,
La lumière de la mort
Je m’y sentais au chaud
Et j’étais triste quand il me fallait la quitter
J’aspire à la lumière
La force que j’avais gardée toutes ces années
A fini par tomber en poussière
Un arbre
Un seul éclair suffit à le foudroyer
Je n’aspire plus à rien
L’avenir, pour moi,
C’est une fenêtre fermée
Sur une nuit sans fin
Où les cauchemars jamais ne se dissipent
J’aspire à la lumière
Exilée en Allemagne, Liu Xia continue à écrire.
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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