« Il faut penser l’écriture et la culture minoritaires en termes de résistance », écrit Claudine Potvin dans son introduction au chapitre consacré à la Colombie-Britannique. C’est que, on le sait, l’anglais revêt un caractère dominant dans cette province. On ne s’étonnera donc pas que, à l’instar de l’Alberta évoquée dans une chronique précédente, la Colombie-Britannique poétique francophone soit représentée en majorité par des personnes émigrées, plus d’ailleurs de pays étrangers que de l’intérieur du Canada. Comment faire vivre une littérature en français tout à l’ouest ? Ce défi est méticuleusement cerné par la préfacière, qui propose un historique mêlant notamment émigration de la Belle Province et mariages avec les autochtones, pour faire le point sur la dynamique linguistique actuelle. Celles et ceux qui composent l’active scène littéraire francophone « doivent néanmoins composer avec la réalité de la création en milieu minoritaire et une relative angoisse de disparition caractéristique des littératures de l’exigüité ». Dans ces conditions, on apprécie d’autant plus les onze voix proposées.
Gaspard Amée (1986), par exemple, chante la nature dans une poésie minimaliste inspirée des maîtres orientaux : « Le silence / nous attend là, / sous-bois. // Il est humus, / écorce, résine. // Entendrons-nous / seulement nos pas ? » David Bouchard (1952), qui s’est découvert métis sur le tard, accompagne sa propre description de la nature, faite en plusieurs langues — autre caractéristique de la poésie de la province, naturellement —, de la voix de ses ancêtres autochtones : « Le tam-tam guidera tes pas / Tiens-moi bien la main et suis-moi / Ce que tu cherches ne tardera pas / Nous dansons la joie dans l’âme / Et nos cœurs battent à l’unisson ».
Les ancêtres, les origines, les souvenirs, c’est le sillon que creuse Inge Israël (1927-2019), venue d’Europe pendant les temps troublés précédant la Seconde Guerre mondiale, et dont un poème complet conclut cet article. Mais il y a aussi l’Afrique, avec le conteur Jean Pierre Makosso (1965) : « Sur la plage je perçois à présent la prose de la Mer, la poésie du Fleuve Kouilou. Et le chant d’un cours d’eau qui perce son passage vers le futur. Enfin ! » Une Afrique que Michèle Smolkin (1953) évoque également, avec « Les femmes de Tiébélé », qui « Après la saison des pluies / Tracent leur passé, / Peignent leur avenir ». Le Haïti de Tanguy Exumé (1982) est lui aussi teinté d’Afrique, avec ses rimes ostensibles qui montrent tout ce que sa voix doit au slam : « Je regarde le tracé de mes veines sous ma peau / Et je devine le Congo, / Je regarde ces rebelles qui font la guerre / Et je reconnais mon frère, je reconnais mon père », scande-t-il dans le bien nommé « Afrique-Antilles ». Multiculturalité oblige, l’Asie est aussi présente dans l’anthologie. Ainsi Thuong Vuong-Riddick (1940) évoque-t-elle ses souvenirs de migration depuis Hanoï, dans un émouvant « Notre cellule » : « Notre problème à Saïgon / était comment s’évader / de notre maison / qui était notre cellule. / Puis de la ville, / une fournaise où rôde la mort. / À Paris c’est notre solitude. » Gageons qu’elle a trouvé à Victoria, où elle réside, l’endroit où la poésie surgit de la compagnie humaine.


Le drapeau franco-colombien
Quelles voix encore dans cette province féconde malgré la situation fragile de la langue française ? Huguette Bourgeois (1949) et sa poésie élégante et existentielle : « Croyant vaincre l’image de ma plainte et circulant / parmi les débris de mon silence, corps rompu, esprit de / cendres et de nuit, me voici condamnée à ne plus être que / l’hypothèse de mon visage, isolée parmi les rires du vent / la plaine sourde, les arbres meurtriers ». On peut la rapprocher de Colette Buvat (1927-2021), qui n’hésite pas à apprivoiser la mort : « Ô mystère de la vie / Connaissance de la mort / Mort… je te vois douce et familière / dans ton éternel néant / Tu es le loup-garou des pauvres gens / qui ne savent pas vivre / et ne veulent pas mourir ». Et puis deux poètes aux origines (entre autres) italiennes. Laurent Fadanni (1976) d’abord, qui cultive les mots autant que la vigne, et s’interroge, lui aussi : « Où sommes-nous ? Dans quelle galaxie nos corps / poussière se sont-ils dispersés ? J’ouvre la paume de / ma main, mais aucune trace, aucune empreinte, aucune / marque de lèvres qui se seraient posées là, silencieuses, / frémissantes, chaudes encore d’un baiser, le mien, le / tien, le nôtre, j’ouvre ma main et puis – rien. » Carlo Toselli (1921-2006) enfin, qui brûle d’amour pour « La jeune fille en terre cuite » : « tu descendais / souple et prudente / et moi qui avais compris / ce que tu ne disais pas / je tombai amoureux de toi / parce que tu te te taisais ». Cela écrit, le français ne saurait être réduit au silence en Colombie-Britannique, et semble avoir encore de beaux vers à proposer.
Pour conclure ce tour d’horizon, ce poème d’Inge Israël, donc :
Souvenirs
Chagall étale ses souvenirs
sur des tables pieuses en continu
pour des simchas. Joyeuses occasions
mariages. Jours de fête
un pogrom ajouté ici et là
— comme les herbes amères
et symboliques qu’on mange
suivant son devoir. Pour ne pas
oublier. Tout en riant
entre amis
son « Violon sur le toit » a enthousiasmé
tout Paris on dit que c’est de la poésie
pure personne ne devinant
que c’est une scène dans le shtetl
dont il se souvient et alors ?
même s’il n’y a pas de violoneux
sur le toit il n’est pas loin
on l’entend qui accompagne
les couleurs les met en musique
pour moi le passé est du poison
qui circule dans mes veines
facile rapide à gemmer
une toute petite incision y suffit
et les malédictions de mon enfance
sont le métronome de mon cœur
Dans Rifts in the Visible/Fêlures dans le visible
J. R. Léveillé, Poésie franco-ouestienne 1974-2024, éditions du Blé, ISBN 9782925452034
La partie consacrée à la Colombie-Britannique est introduite par Claudine Potvin.
L’anthologie est rédigée en nouvelle orthographe, respectée dans les citations.
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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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