Quelle roborative et stimulante anthologie que celle-ci ! Il faudra dès lors l’aborder en plusieurs parties, de manière géographique, telle qu’elle est elle-même divisée. On essaiera également de donner à chaque poète au moins un espace de quelques vers, quitte à synthétiser un peu trop des écritures qui, on le devine, ne sauraient se réduire à ces quelques mots. Comment ne pas citer toute la richesse ici rassemblée, même s’il faut pour cela procéder par « anthologie de l’anthologie » ?

Mais commençons par le commencement : après une Anthologie de la poésie franco-manitobaine dirigée en 1990, J. R. Léveillé a décidé de réactualiser sa présentation de la poésie de l’ouest du Canada, ce travail d’anthologiste coïncidant avec le cinquantième anniversaire des éditions du Blé, maison pionnière de littérature francophone à Saint-Boniface, au Manitoba. Dans sa préface, le poète revendique d’ailleurs le terme d’« état des lieux » plutôt que d’anthologie critique. Le travail de compilation et de présentation réalisé, avec la collaboration de quatre passeuses de mots, est impressionnant : sur près de 400 pages, il offre un panorama vivant, varié, riche et passionnant d’une poésie qui pourtant « semble difficilement traverser le 81e méridien ». C’est pourquoi elle a sur ce site toute sa place, évidemment.

Première province présentée, l’Alberta apparaît, dans l’introduction d’Eileen Lohka, comme un creuset où influences, langues et histoires personnelles se mélangent pour donner une couleur et une saveur bien particulière aux vers. On ne s’étonnera pas que la production poétique y soit assurée par des personnes qui ont émigré, tant de l’intérieur du Canada que de l’extérieur du pays. E. D. Blodgett (1935-2018), par exemple, natif de Philadelphie, coule deux langues dans le moule de ses poèmes contemplatifs et épurés : « Into the beautiful / the final birds // La beauté de tes yeux / chanson de grands oiseaux // Silent peaks / the gods have all fled // Quelle divinité / dort dans les moindres feuilles ». Tout comme Pierrette Requier (1949), qui, sur un ton plus incantatoire, chante sa ville en y ajoutant même d’autres vocables : « This city is a song / its tongue the river / its first voice the wind / ôma kihci-ôtênaw ôma nikamowin / otêyiniy tâpiskôc kisiskâciwani-sipiy / nîkan pîkiskwêwin, ê-miyotâmot kîwêtin / Et le vent et le vent souffle / le vent se vante à ciel ouvert / chante son hymne son psaume ». Car au Canada, on ne peut oublier les Premières Nations. Eileen Lohka (1953), originaire de l’île Maurice, s’intéresse justement à l’identité dans son écriture et leur y donne une place de choix, comme on pourra le lire dans le poème choisi pour conclure cet article.

À l’échelle d’une province, évidemment, la diversité des styles reste de mise. Alors, la poésie classique se glisse bien sûr, avec ses alexandrins bon pied bon œil, dans la vie littéraire. Michel Dachy (1953) : « Quand la tête d’un chat à ta main s’abandonne, / Il t’offre son esprit et quelquefois son cœur ; / Ne le dérange pas, il deviendrait moqueur : / En ronronnant sans peur, toujours il te pardonne. » Christine Dumitriu Van Saanen (1932-2008) : « Le temps nous appartient l’espace d’une flamme, / Nous condensons nos vœux dans l’œuvre de l’éclair. / Un être fait danser les vagues de l’enfer, / Que nous laissons agir sans que les dieux nous blâment », quoique l’autrice ne dédaigne pas non plus glisser des notions de physique dans ses vers.

Le drapeau franco-albertain

Mais l’habileté des anthologistes est aussi de ne pas négliger les artistes de la parole, puisque dans un contexte où la communauté française reste très réduite, les espaces consacrés à l’oralité revêtent une importance accrue par rapport au livre, en la quasi-absence de structures d’édition francophones locales. Ainsi Joëlle Préfontaine (1984) offre-t-elle son manifeste intitulé « J’parle mal pis j’aime ça » : « Le français dans l’Ouest c’pas perfect, / On connait pas tout’ les bons words, / Pis on switch when we want. / C’est comme ça qu’ça s’passe / Ma vérité comme francophone dans l’Ouest. / J’parle mal, pis j’aime ça. » Josée Thibeault (1973), à cheval entre le spoken word et l’édition, aborde elle les défis technologiques sans idéaliser le bon vieux temps : « je suis la fille du facteur / une exilée devenue femme de lettres / car semble-t-il que je suis poète / artiste de la parole ou bien auteure / mais bien malgré moi, comme tout le monde / je gratte de moins en moins de papier / je fixe plutôt des mots sur un écran d’ordinateur ».

Citons encore pour ce panorama, car il faut rendre à l’abondance des poètes toute sa place et les citer tous les douze : Jean-Marcel Duciaume (1941), qui, « à perpète », se « violente de toute part implacablement » ; Tchitala Nyota Kamba (1958), que ses racines congolaises mènent à une poésie incantatoire « qu’illumine Mwanz’a Nkongolo, l’Arc-en-ciel / dans le bleu du firmament » ; Guy Pariseau (1934-2004) et ses subtils paysages où « L’horizon confus s’est tissé un châle / D’où pendent, légères et grises dentelles / De nuages morts peints à l’aquarelle » ; Jocelyne Verret-Chiasson (1944) qui taquine les muses dans un style contemporain : « La dame en bleu sait que tous les chemins mènent à toi. / Ses pas, tout petits négatifs des tiens, s’insèrent dans leur empreinte. »

Dans cette constellation de voix, l’humour aussi a sa place, avec Christiane Saint-Pierre (1965-2021). Chez elle, l’extrait proposé goûte fort l’aphorisme : « Dindon de la farce, le chef ne met plus la main à la pâte tandis que le marmiton verse de l’huile sur le feu. On n’est pas sorti de l’auberge ! » On l’aura compris, impossible de ne pas se perdre, puis de se retrouver dans tous ces vers si différents, si colorés de nuances kaléidoscopiques. Pris par la main de guides passionnés, on chemine sur les sentiers de belles découvertes. Et pour terminer, un extrait de poème d’Eileen Lohka, ancré dans cette province dont on a découvert la richesse poétique, tel qu’il est repris dans le livre :

Albertitude (extrait)

 

Cent ans
je cherche les rides sur ton visage
à peine quelques plissures discrètes
sous la neige qui estompe tes traits
contrairement à nous
minuscules fourmis gesticulantes
parsemées dans tes vastes espaces
tu reverdis chaque printemps tu renais
tu secoues tes gouttelettes de gel
fondues au soleil d’un ciel infini
sérénitude

 

Rien que cent ans
des tepees des Sarcis à la croix des oblats
les premiers habitants se terrent dans leurs parcs
la religion qui leur avait fait miroiter le Paradis
ne leur apporte rien aujourd’hui
si ce n’est la nostalgie de leur mythologie
finies les langues autochtones
adieu latin tais-toi français
Queen’s English commercial bottom line
le paysage s’est hérissé de métropoles
flottent les effluves du roi pétrole
attitude […]

 

Dans Alberta, village sans mur(s)

J. R. Léveillé, Poésie franco-ouestienne 1974-2024, éditions du Blé, ISBN 9782925452034
La partie consacrée à l’Alberta est introduite par Eileen Lohka.
L’anthologie est rédigée en nouvelle orthographe, respectée dans les citations.

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Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.