« Le Nord est un choix délibéré », commence Amber O’Reilly dans son introduction à la poésie francophone des Territoires du Nord-Ouest, du Yukon et du Nunavut. « Comme c’est le cas dans de nombreux espaces francophones, ici, la langue française est à la fois colonisatrice et colonisée par l’hégémonie de l’anglais », poursuit-elle, rappelant la diversité des Premières Nations et des langues qui parcourent cette terre immense. Pas étonnant, donc, que les « francophones intrépides » de cette région semblent, plus qu’ailleurs, des touche-à-tout artistiques, des activistes, des passeurs et passeuses à la volonté de fer de faire littérature, avec un ancrage profond dans une nature dont la puissance est encore plus prégnante qu’au sud.
Prenons Batiste Foisy (1984). Sa poésie s’abreuve à la source de la performance, triture l’oralité : « en dedans il fait frette / comme quand je suis parti / la bière ça gèle moi j’bois du whisky / j’étampe le piezzo / de la chauffrette de mon ennui / brûler le temps qui fuit / ça pue les œufs pourris ». René Fumoleau (1926-2019) est d’une autre génération, certes, mais tout aussi tranchant, voire ironique, dans sa défense de la nation dénée ; c’est lui qui conclura cet article avec un poème bien senti. Revendication, oralité, poésie sonore truffée de figures de style chez Denis Lord (1961) également : « Extraction de cobalt dans les plaques tectoniques / Un orchestre tchèque joue des castagnettes dans d’obsédantes obsèques / Frasques de spectres dans le district valaque / Fresques opaques à Québec / Équivoques à Inuvik ». Le journaliste qu’a été Lord à Yellowknife sait que parfois la franchise ironique et stylée peut autant attirer l’attention que la prose calibrée d’un lanceur d’alerte… Isidore Guy Makaya (1966), dont l’activisme pour la francophonie dans les territoires lui a fait fonder les éditions Présence francophone, se fait lui plus contemplatif dans ses écrits personnels : « Étoiles et nuages avaient fait l’école buissonnière / Désertant le ciel pendant plusieurs heures / Se cachant de la maîtresse de la nuit / Tels des maris s’échappant de leurs femmes / Dans la crainte d’étouffer / Par excès d’amour ».
Mélanie Genest (1975) est adepte de la prose poétique, un genre relativement rare dans cette anthologie. Elle chronique sa vie dans le Grand Nord avec de délicats paragraphes : « Se faire de nouveaux amis et attraper le virus de l’amour en pleine épidémie. Le genre de plaisir piquant, d’amour qui laisse des marques, qui rend accroc, qui donne une saveur téméraire et transgressive à la vie. On se réveille tard le sourire dans l’oreiller, contents de pouvoir dormir avec des cadrans détraqués. Tous nos vêtements sentent le feu de palettes. La paix du monde est palpable. » On aura peut-être remarqué que, dans ce chapitre, la jeunesse est extrêmement bien représentée. Avec Apollo Jenna (2006), celle-ci est à son pic ; la voix poétique mêle la fougue à l’intériorité, dans une langue rimée à la sincérité désarmante : « Le ciel est de la couleur de mon sang / Qui coule dans les champs / Et les nuages sont mes yeux / Qui voient seulement si peu // La terre meurt avec des coupes de papier / Et sa vie jaillit dessous mes pieds / Les larmes que je pleure / Deviennent son massacreur // Les au-delàs deviennent mauves / Avec la teinte de mes ecchymoses / Et ma tête, qui est un carrousel / Fond comme du caramel ». Joe la Jolie (1980) aussi joue de rimes : « Dans ma chair, / Comme un vieil amant, / Des souvenirs d’antan, / De ceux qui font la paire. / Et j’ai rêvé en silence, / Aimé sans faire de bruits, / Quêté ma pitance, / Dans le creux de ton puits. / L’eau, comme rien. / L’eau, ayant atteint sa fin. »
Les paysages, objets de fantasmes pour celles et ceux qui ne les connaissent pas encore, sont bien entendu au cœur des poésies franco-ténoise, franco-yukonnaise ou franco-nunavoise. « Mettre mes pas dans la neige immaculée, / L’entendre craquer à mon rythme, tout le long du chemin / Quand tout est noir dehors, / Sous les milliers d’étoiles aux éclats aveuglants », écrit ainsi ioleda (1947) dans son « Rêve éveillé au Grand Nord ». En « excavant sa poésie du pergélisol de son propre vécu », Amber O’Reilly (1993) les triture dans sa tête avant de les coucher sur le papier : « quand les gens lient / dans leur imaginaire / les i grec / de Yellowknife et Yukon / je me perds / trahie par la linguistique / une oubliée de la toponymie ». Et la haïkiste Sandra St-Laurent (1974) les condense : « briser la glace / premier concert du printemps / les cygnes trompettes ». Le Nord est certes un choix délibéré, mais il délivre aussi une poésie francophone de choix.
René Fumoleau conclura ce dernier article sur une anthologie véritablement enthousiasmante et truffée de découvertes :
Pour toujours
Le ministre des Affaires indiennes
rencontra les chefs dénés à Yellowknife,
discuta de leurs droits et conclut avec ces promesses :
« Vos ancêtres ont vécu sur 1 000 000 de kilomètres carrés,
et vous aussi avez tous les droits sur ces 800 000 kilomètres.
Tant que le soleil brillera,
vous pourrez occuper ces 600 000 kilomètres.
Aussi longtemps que le grand fleuve coulera,
vous vivrez librement sur ces 400 000 kilomètres.
Cependant, vos 200 000 kilomètres font partie du Canada
et les lois canadiennes prévaudront
sur l’ensemble de vos 100 000 kilomètres.
Si des Blancs veulent s’établir
sur votre territoire de 50 000 kilomètres,
et exploiter les ressources de vos 20 000 kilomètres,
vous devrez partager vos 5 000 kilomètres avec eux.
Mon gouvernement garantira vos droits
sur vos immenses 2 000 kilomètres,
et vos enfants pourront vivre pour l’éternité
sur vos 500 kilomètres de territoire.
Après notre accord sur vos 200 kilomètres,
je vous donnerai un drapeau canadien
que vous pourrez faire flotter n’importe où
sur les 50 kilomètres de votre territoire
en signe de notre entente sur vos 10 kilomètres.
Même si l’intérêt national exige
que vous abandonniez votre kilomètre de territoire,
je promets qu’il vous restera quand même assez de place
où vous pourrez vous asseoir et vous tourner les pouces. »
Dans le journal L’Aquilon


Le drapeau franco-ténois

Le drapeau franco-yukonnais

Le drapeau franco-nunavois. Illustration : Marc Pasquin, CC BY-SA 3.0
J. R. Léveillé, Poésie franco-ouestienne 1974-2024, éditions du Blé, ISBN 9782925452034
La partie consacrée aux Territoires du Nord-Ouest, au Yukon et au Nunavut est introduite par Amber O’Reilly.
L’anthologie est rédigée en nouvelle orthographe, respectée dans les citations.
Tous les articles sur cette anthologie en cliquant ici.
Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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