« Dès ses premiers poèmes, écrit Isabelle Macor en présentant Zuzanna Ginczanka, sa personnalité artistique se dessine. C’est la voix d’une très jeune femme, une adolescente, consciente déjà de sa féminité, de ses choix artistiques comme de ses choix de vie. Sa poésie, pleine d’une énergie vitale remarquable, d’une sensualité “sauvage”, est néanmoins solidement ancrée dans la culture classique, la mythologie gréco-romaine, la culture populaire des contes, la Bible et dans la lecture de la poésie européenne et des poètes de son époque. » Pour m’en tenir à la mythologie gréco-romaine, voici trois poèmes qui donnent une idée de la façon dont Zuzanna Ginczanka trouve son inspiration dans la culture classique.

Mythologie radieuse
 
Comme Atlas fièrement je transporte sur mes épaules mon propre ciel –
vers le haut je me prolonge à la verticale :
d’azote –
de vapeur –
d’oxygène –
le baromètre du cœur presse le sang comme du vif-argent
pour mesurer le poids des bonheurs
à l’échelle du pouls des discours ;
 
mais je ne connais pas du tout les chiffres que prêchent les compas
et je ne connais pas du tout les nombres des pressions barométriques
quand la nuit le poids des cieux
dans la ramure
de mes
bras
fleurit en éclat d’étoiles comme cerise
à la fine fleur –
 
Ce n’est pas un art quelconque
que de porter son bonheur –
gaiement
festivement
ne pas plier sous le ciel –
– comme Atlas fièrement je transporte sur mes épaules un espace bleu
sur lequel un soleil de cuivre
jalonne
sa course
de ses feux.
 
1er janvier 1934

 

Comme dans « Grammaire », cité dans la déambulation précédente, il s’agit de « s’incarner dans les mots », « mesurer le poids des bonheurs / à l’échelle du pouls des discours ». Poésie « pleine d’une énergie vitale », en effet. Et cet autre Atlas est une adolescente de seize ans qui semble lancer un défi au monde. Ne peut-on pas penser à Rimbaud ?

Panthéiste
 
Nul dieu ne m’a été révélé
dans des buissons
ardents
brûlants,
il ne m’a pas parlé
dans un embrasement
il ne m’a pas appelée
dans un flamboiement –
je l’ai trouvé dans un bosquet
de lilas,
quand dans les formes
des pampres il se multipliait,
je l’ai très nettement reconnu tandis qu’il m’appelait à travers
les feuilles mouillées.
Et alors – depuis cet instant je suis ébahie
à la rencontre
d’émerveillements
soudains
quand la butte arrondie d’une taupe
par miracle prend la dimension du
Sinaï –
essayez donc sceptiques méchants
d’allumer le soleil
comme une lampe :
je vous parle
oyez –
oyez –
je suis
un prophète joyeux –
une fille. […]
 
6 février 1934

Ce poème est trop long pour que je le donne à lire en entier. Il avait comme premier titre « Religion ». Si religion il y a, il est clair qu’elle est païenne. Ce « prophète joyeux » me fait penser au « gai savoir » de Nietzsche, mais ai-je raison ? Quoi qu’il en soit, il y a dans ce poème une image d’une grande hardiesse : cette « butte arrondie d’une taupe » qui « prend la dimension du Sinaï » !

Les centaures
 
Ils résonnent rime contre rime en tintant les vers affûtés
– ne te fie pas aux pures pensées afin qu’aucune ne t’envoûte,
– ne te fie pas aux doigts comme les aveugles,
ni aux yeux comme les chouettes privées de mains –
je clame la passion et la sagesse
par la taille étroitement unies
comme un centaure.
 
Je crois à la noble harmonie du torse masculin et de la tête
avec le corps d’étalon bien découplé et la jambe fine –
– vers les joues fraîches des femmes
et les croupes rondes des juments
ils galopent les fabuleux centaures
dans un fracas de fers venus des prés de la mythologie.
 
Leur passion attentive et sage
et leur sagesse flambant comme la jouissance
je les ai retrouvées dans la noble harmonie
et fondues dans la taille et le cœur.
 
Regarde donc :
la pensée
à l’antique visage
a confié aux chevaux excités son caractère divin
comme des étalons entravés dans un champ de boutons d’or
les sens tout frémissants galopent à travers le mois de juin.
 
1936

Le titre de ce poème a été choisi par Zuzanna Ginczanka comme titre de son recueil de poèmes publié en Pologne en 1936. C’est dire l’importance qu’elle attachait à ce poème. « Je clame la passion et la sagesse ». Chiron avait la réputation d’être un sage et un guérisseur dans l’Antiquité, mais je crois qu’il était une exception parmi les centaures. Mais le centaure de Zuzanna Ginczanka allie la sagesse de Chiron et la violence des autres. Dans « Déclaration », poème de 1936, ne résume-t-elle sa position par ces deux vers que je trouve très beaux :

Je ne suis rien d’autre qu’une variante sage des bêtes
et rien d’autre ne suis qu’une variante vigilante des humains.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.