(…)
que votre trépas a été silencieux…
le poème de vos vies, caché des réseaux sociaux, s’estompe
et mon soleil s’éteint
en vous suivant
la langue perd l’herméticité des images
les mots perdent encore une fois leur importance
quand je regarde ces trois points entre parenthèses
désignant vos vies
sacrifiées au nom de la lumière
que nous gardions à jamais
au moins une bribe de cette lumière
qui fera votre décompte, sachant que la somme trouvée n’a finalement aucune importance dans ce calcul
où « un » est une vie
une vue du soleil depuis la terre
une étreinte qui vaut le soleil et le monde entier
qu’il est profond, ce trou dédoublé
dans lequel je suis un sosie dément
qui regarde vers l’est et vers les profondeurs
je veux vous parler, au moins un peu, de l’amour
qu’on n’a jamais pu vous dire
mais tout ce qui reste des mots
est cette évidence :
que votre trépas a été silencieux…

Photo : Yaryna Chornohuz (page Facebook)
dans la langue du cœur, les conversations ressemblent aux feuilles des chênes
je doute qu’il y ait quelque chose de plus durable de plus éternel qu’elles
que leur présence silencieuse
au milieu de l’été qui lui aussi disparaîtra sous terre
jusqu’au prochain oubli
ainsi se taisent en te parlant
ceux qui ont décidé de périr au combat
ainsi te parlent en se taisant
ceux qui ont décidé de périr au combat
Parler en se taisant, et se taire en parlant ? Oui, mais cela n’empêche pas de se retrouver seul dans la nuit : « les ténèbres montent à la tête / et dans les ténèbres chacun de nous poursuit sa marche solitaire ». L’obscurité est ambivalente : « l’obscurité est à la fois amicale et hostile / elle cache mon corps et mes mouvements / elle s’appuie de ses épaules contre mon cœur ». Qu’elle soit amicale ou hostile, il faut tenir bon : « l’amour me tient entre ses mains / et me dit qu’il faut peut-être au moins quelqu’un pour ne pas me laisser aller ». L’amour aide, et aussi la haine pour un ennemi envahisseur : « dans la zone neutre la terre ouvre régulièrement sa gueule / pour apaiser avec nous la faim de la guerre. / nous nous sommes offerts à la guerre de nous-mêmes pour apaiser sa faim / et offrir du répit à notre pays. »
Évocation mythique de la guerre exigeant des sacrifices humains et, en même temps, réduction du nom de l’adversaire à la minuscule et à l’état de nuisibles « comme les locustes / qui ont dévoré toute la récolte, comme les rats qui ne sont dangereux / qu’en grand nombre et qui seuls ne valent rien. / c’est ce que tu es, russie. une multitude d’unités infimes. »
Parfois, une note d’humour suggère un peu de détachement à l’égard d’une situation toujours dangereuse : « nous ressemblons un peu aux esprits des forêts et des champs », « absente, la guerre suscite le désir de mourir jeune au combat / présente, elle fait germer la pensée qu’il serait quand même pas mal de se voir vieillir… » ou « je pensais que la douleur s’usait / comme les chaussures / mais la douleur habite le ciel / et t’observe toujours à travers une lunette de tir ».
Il y a aussi des moments de découragement. La lutte présente est-elle condamnée à l’échec par l’histoire ?
[…] tu vois dans tes rêves les villes occupées et abandonnées
la libération ne relèvera pas leurs ruines
elles ne sauront jamais si elles furent autrefois intactes
la vérité se trouvait de tout temps dans cette ruine
et le calme a toujours été trompeur
la Donets du Nord coule à travers les territoires occupés
la mer Noire et la mer d’Azov se battent contre leurs côtes
l’eau du monde entier provient de nos cavités déchirées
dit-on
et tu vois dans tes rêves ta fille qui attend sans fin
que tu reviennes de la guerre
elle attend ton ombre grise composée de douleur et de cendre
qui se couvre de fleurs blanches des pertes
et crache ses flammes sur tout le monde
nos corps aux couleurs de la forêt et de la terre
s’assimilent à des spectres
Ces spectres m’ont fait penser au Mal des fantômes de Benjamin Fondane (mort à Auschwitz en 1944) à propos duquel Henri Meschonnic écrivait : « De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlés au sens de la mort comme Benjamin Fondane. » Dans un tout autre contexte historique, il me semble qu’on trouve tout cela dans les poèmes de Yaryna Chornohuz. Et une volonté de lutter envers et contre tout : « aucune de nous ne déposera les armes », « je pleure dans mes poèmes en ce court moment où je ne fais pas la guerre / où je ne tiens pas nos positions / mon peuple pleure sur les tombes depuis des siècles et je pleure aussi / et tout ce que je peux faire d’autre / c’est de prendre une mitraillette ».
J’aimerais pouvoir citer d’autres poèmes, par exemple le long et émouvant poème intitulé « (le vent des steppes) ». Je dois m’arrêter. Mais il faut lire Yaryna Chornohuz. Non seulement parce qu’elle écrit des poèmes bouleversants, mais aussi parce qu’elle nous avertit : « C’est ainsi que nous demeurons libres ». Serons-nous demain dans la même situation qu’elle ?
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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