Trevor pick-up rouillé et pas de permis.
Trevor seize ans, jean barbouillé de sang de biche.
Trevor trop rapide et pas assez.
Trevor dans l’allée agitant sa casquette John Deere
quand tu passes sur ton vélo Schwinn qui couine.
Trévor qui avait doigté une fille de première année de lycée et jeté sa culotte dans le lac « pour se marrer ».
Pour l’été. Pour tes mains
mouillées et parce que le prénom Trevor ressemble à un moteur qui démarre dans la nuit. Sorti en douce pour retrouver un garçon comme toi. Jaune et à peine là. Trevor plein gaz dans le champ de blé de son papa. Qui enfourne toutes ses frites dans un Whopper et mâche, les deux pieds sur l’accélérateur. Toi, les yeux fermés, à la place du mort, le blé changé en confettis jaunes.
Trois taches de rousseur sur son nez.
Trois points à une phrase-garçon.
[…]
Trevor « c’est les tournesols que je préfère. Ils vont tellement haut ».
Trevor avec la cicatrice en forme de virgule sur son cou, un vocable pour dire on va où on va où on va où.
« Imagine, monter aussi haut et s’ouvrir quand même aussi grand. »
[…]
Trevor le mangeur de viande mais pas de
veau. « Jamais de veau. Laisse tomber putain, plus jamais » depuis que son papa lui avait raconté l’histoire quand il avait sept ans, à table : veau rôti au romarin. Comment c’était fait. Que la différence entre le veau et le bœuf c’est les enfants. La viande de veau ce sont les enfants des vaches, leurs petits. On les enferme dans des boîtes qui font leur taille. Une boîte à corps, comme un cercueil, mais un corps vivant, comme une maison. Les enfants, le veau, ils restent complètement immobiles parce que pour être tendre il faut que le monde vous touche le moins possible. Pour rester tendre le poids de votre vie ne doit pas reposer sur vos os.
[…]
Ton Trevor, ton « homme » à la chevelure brune mais aux bras poudrés de blond t’attire dans le pick-up. Quand tu dis Trevor tu veux dire que tu es le gibier, une blessure qu’il ne peut refuser parce que « c’est un sacré truc, baby. C’est pour de vrai ».
Et tu voulais être vrai, être avalé par ce qui te noie juste pour refaire surface, débordant par la bouche. C’est-à-dire un baiser.
C’est-à-dire rien
si tu oublies.
(la mémoire est une seconde chance)
[…]
Vous deux couchés sous le toboggan : deux virgules sans mots, enfin, pour vous séparer.
Vous qui êtes sortis en rampant de l’épave de l’été.
[…]
Trevor endormi
à tes côtés. Souffle régulier. Pluie. Chaleur qui sourd à travers sa chemise à carreaux comme la vapeur s’échappe des flancs du veau tandis que tu écoutes la cloche de l’autre côté du champ inondé d’étoiles, le son luisant
comme un couteau. Le son enfoui profond dans la poitrine de Trevor, et tu écoutes.
Ce tintement. Tu écoutes comme un animal
qui apprend à parler.
Pourquoi ai-je aimé ce texte ? Pourquoi l’ai-je trouvé poétique ? Le prénom, Trevor, est souvent répété comme pour conjurer l’absence. Et, comme s’il était prononcé à voix haute, les syllabes qui le composent font image (un moteur qui démarre). D’autre part, le « tu » est celui du narrateur qui se parle à lui-même (c’était « ton homme ») et qui tente de faire revivre un Trevor à la troisième personne, en accueillant en vrac des souvenirs apparemment sans importance, des détails qu’on s’étonne de voir apparaître. Mais n’est-ce pas ainsi que procède une mémoire endeuillée ? Ainsi s’accumulent de brèves notations sans souci d’ordre : elles sont acceptées comme elles viennent et donnent au texte son rythme particulier. Cet effort pour diminuer la distance entre présence et absence est sensible aussi dans l’usage des citations qui font résonner la voix de l’autre. Enfin, certaines images sont reprises dans le texte comme des leitmotive : celle du veau sacrifié pour que sa viande reste tendre, celle des cicatrices comme des virgules au cou de Trevor (« phrase-garçon »), celle du « tu » devenu gibier… L’évocation de l’aventure entre les amants mêle à la fois violence et délicatesse, humour et tendresse. Elle permet de lutter contre l’oubli. Il y a urgence. D’où ce rythme haché du poème qui veut faire entendre « ce tintement. Tu écoutes comme un animal / qui apprend à parler ». À la fin du poème, le « tu » et le « il » se confondent dans un « vous deux ». Voilà qui me remet en mémoire ce que Dominique Aury disait à Régine Desforges dans O m’a dit : « La littérature est ce qui permet à l’amour de mieux s’exprimer, et non pas de s’expliquer, car l’amour ne s’explique pas. L’amour nous rendrait-il esclave ? Évidemment. Si on n’est pas esclave, ce n’est pas très sérieux. »
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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