Le petit pilon indien de la maison à Applegate
Dense, lourd. le grain fin, basalte sombre,
poli de toute part comme par une rivière, un cylindre
aux bords contondants, un outil : tu le devines lorsque
tu sens l’arrondi subtil, le creux,
qui épouse la main, par les mains formé
qui l’ont tenu ici, juste à cet endroit,
pour qu’il tombe de lui-même dans le bol,
écrase les graines, s’élève et retombe
au rythme du chant sourd et doux
qui a fini par s’incruster dans la pierre,
si bien qu’il m’a dit, quand je l’ai saisi, comment
le tenir et le manier, comment poser mes doigts où
d’autre doigts l’ont usé doucement, lui ont donné
cette forme qui épouse et emplit ma main,
ce poids qui veut tomber et, en tombant, chanter.
Applegate, et, plus bas, Ashland ou McCoy Creek sont des noms de lieux de l’Oregon où Le Guin a passé une grande partie de sa vie. La description minutieuse de cet ustensile de cuisine et de la façon de l’utiliser n’est pas un mode d’emploi. Sinon, y aurait-il poème ? Comme dans certains textes de James Sacré, l’objet semble offrir l’occasion d’une rencontre avec autrui, avec « d’autres doigts » qui l’ont utilisé il y a longtemps, et le lecteur est invité à partager l’expérience : « tu sens l’arrondi subtil ». Le Guin en vient à faire parler et chanter le pilon indien qui guide la main. J’aime la savante simplicité de cette poésie.
Encens
La flamme de l’allumette contre le petit cube
l’embrase, et je la souffle.
La flamme se fait haute
et dorée, puis petite, elle se meurt
n’est plus qu’une goutte de bleu spectral,
qui se détache, flotte,
brin de feu dans les airs, elle danse,
plus haut, un peu plus haut, et disparaît.
À présent
de l’encens qui se consume
une douce fumée de cèdre s’élève
un instant comme un souvenir.
Puis juste les cendres.
Même description minutieuse, mais l’objet (l’allumette) disparaît au profit de la flamme et de la fumée. Cette fois, on s’éloigne d’un monde composé d’objets solides. Mais il s’agit d’une rêverie autour d’une expérience concrète. Je crois me rappeler avoir lu un texte où André Breton comparait la flamme de l’allumette à l’apparition soudaine de la crinière d’un lion. Rien de fantastique chez Le Guin. L’accent est mis sur ce qui reste, si brièvement que ce soit : des cendres et cette image merveilleuse du mouvement de la fumée comparé à un souvenir.
Parenté
Dans la forêt, le grand arbre se consume doucement
dressé dans le léger creux de la neige
que fait fondre autour de lui la chaleur subtile et tenace
de son être et de sa volonté d’être
racines, tronc, branches, feuilles, et de connaître
la terre noire, le soleil éclatant, la caresse du vent, le chant de l’oiseau.
Sans racine, sans répit, êtres au sang tiède,
nous brûlons de ce brasier qui nous rend
aveugles à ce haut frère lent, feu de vie aussi vigoureux
aujourd’hui que dans la jeune pousse il y a deux siècles.
Relation est le titre de cette section composée d’un petit nombre de poèmes. Nous voici en effet en « relation de parenté » avec l’arbre, être vivant, notre « haut frère lent ». Le rythme de notre vie « sans racine, sans répit » nous empêche de voir notre juste place parmi tout ce qui vit sur la planète. Il n’y a pas de rupture de ton avec la section suivante :
Contemplations
À Ashland
Au bout de la crique, un haut et complexe entrelacs
de branches et de feuilles de noyers et de féviers.
Par un doux lever de soleil d’automne sans vent,
ma fille en méditation sur le ponton
au-dessus de la crique calme et bavarde
observait une multitude de petits
oiseaux jaunes parmi la foule des feuilles
qui allaient et venaient, apparaissaient,
disparaissaient, en un clin d’œil.
Elle me dit qu’ils étaient
comme les pensées dans un esprit,
ces petits oiseaux parmi la foule des feuilles.
Toute personne familière avec le yoga et la méditation reconnaît là la première recommandation faite à tout novice : il faut s’habituer à faire taire tous ces « petits oiseaux » qui ne cessent d’agiter notre cervelle ! C’est, apparemment, le but atteint dans le dernier poème que je propose pour l’instant.
Contemplation à McCoy Creek
J’ai vu le sens à l’intérieur du mot et j’ai compris :
se tenir en cet endroit sacré,
ce temple. Percevoir, entièrement, et se faire ainsi
l’autel de la chose perçue.
À l’ombre, à côté de la crique, je contemple
comment la fonte des neiges
en début d’été a changé le lit du fleuve.
Les quatre rochers au milieu des eaux perdurent.
Les saules prospèrent ou meurent,
enracinés, déracinés par les flots.
Au-dessus de la vallée, dans la clarté radieuse
un corbeau trace son chemin d’est en ouest,
des ailes d’ombre traversent le col
silencieuses comme le corbeau. La contemplation
ne révèle aucune discontinuité.
En ouvrant le livre, j’ai découvert ceci :
le Temple, c’est le Temps – le Temps mais aussi l’Espace –
on l’observe, on le repère, pour créer l’endroit sacré
entre les quatre coins de ciel qui emmurent la terre.
Pour s’y mêler sans heurt, l’esprit
suit le courant, dessine l’ombre des oiseaux,
observe la roche impassible, le vol subtil.
Lentement, sans bruit, sans mot,
un autel est élevé au lieu et au moment.
Le moi se perd, sacrifié à l’éloge,
et l’éloge lui-même se dissout dans le silence.
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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