À quelques encablures de Leeds, le long du Leeds-Liverpool Canal, se trouve le village modèle de Saltaire : petites maisons de pierre, vestiges de la révolution industrielle et témoignage de l’esprit philanthropique (d’aucuns diraient « paternaliste ») de sir Titus Salt, propriétaire de l’imposante fabrique textile qui ferma ses portes en 1986 et fut reconvertie en galerie d’art, librairie et café, où affluent touristes et habitués.

Là, on découvre, ou on redécouvre, les œuvres de David Hockney, artiste (existe-t-il un terme plus englobant pour désigner sa peinture, ses photos, ses gravures ?) né à Bradford, tout près de Saltaire, il y a maintenant 88 ans. Là, on aime Hockney. On admire la poésie des tours et des contours, le tracé vif des lignes de ses dessins.

Il y a les portraits qui, en quelques traits, dévoilent la personne.

Il y a ses amis.

Sa mère, vieille et alitée, qui me rappelle la mienne.

Il y a son chien.

Et les paysages de son pays natal : des murettes, des champs, des routes qui serpentent.

Image : saltsmillshop.co.uk

Dernièrement, les visiteurs se trouvent inondés de couleurs dans l’exposition intitulée A Year in Normandie : une longue fresque illustrant les changements de saison dans un jardin normand où l’artiste vit désormais. Plus loin, une vingtaine de fleurs dessinées sur tablette rejoignent les murs de pierre grise de Salts Mill.

Je m’interroge : cet homme est un poète.

Seuls les yeux d’un poète peuvent créer de telles images, de telles couleurs, en allant au cœur des choses. Les lignes et les courbes de l’art de Hockney donnent au poème sa forme ; mais le poème est invisible, les mots étant transcrits en quelques traits seulement, parfois comme dans The Blue Guitar, trouvant son inspiration dans Picasso (Le Vieux Guitariste aveugle) et la poésie de Wallace Stevens :

Wallace Stevens — The Blue Guitar (extrait)
 
The man bent over his guitar,
A shearsman of sorts. The day was green.
 
They said, “You have a blue guitar,
You do not play things as they are.”
 
The man replied, “Things as they are
Are changed upon the blue guitar.”
 
And they said to him, “But play, you must,
A tune beyond us, yet ourselves,
A tune upon the blue guitar,
Of things exactly as they are.”
 
L’homme se pencha sur sa guitare,
Une sorte de tondeur de moutons.
Le jour était de couleur verte.
 
Ils dirent : « Tu as une guitare bleue,
Tu ne joues pas les choses telles qu’elles sont. »
 
L’homme répondit : « Les choses telles qu’elles sont
Sont transformées sur la guitare bleue. »
 
Et ils lui dirent : « Mais il faut que tu joues,
Une mélodie qui nous dépasse et pourtant nous ressemble,
 
Une mélodie sur la guitare bleue,
De choses exactement telles qu’elles sont. »

Ainsi, les visiteurs de Salts Mill embarquent pour un voyage artistique et poétique dans l’univers de Hockney et de ses influences littéraires. Ils quittent la galerie pour explorer plus loin, découvrant l’empreinte de la poésie sur son travail : voici les gravures illustrant les poèmes de Cavafy, poète grec du xxe siècle, montrant des hommes nus et dévoilant un érotisme murmuré dans les textes :

… what profit for the life of the artist:
Tomorrow, the day after, or years later, he’ll give voice
To the strong lines that had their beginning here.
 
… quel bénéfice pour la vie de l’artiste :
Demain, après-demain, ou des années plus tard,
il donnera voix
aux lignes puissantes
qui ont pris naissance ici.

Il semblerait que tout l’art de Hockney soit traversé par l’inspiration littéraire : Cavafy, Stevens, Grimm, Hogarth, etc. Il est donc d’autant plus intéressant de noter le commentaire de son professeur d’anglais à Bradford Grammar School, alors qu’Hockney avait environ treize ans :

He still does not really believe that an artist needs occasionally to use words.
 
Il ne croit toujours pas vraiment qu’un artiste ait parfois besoin de se servir de mots.

Peut-être que Hockney joue de la guitare et que cette guitare est bleue.

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Valérie Harkness est la fondatrice du site D’Ailleurs poésie. Pédagogue, traductrice, tisseuse de liens multiples entre les cultures, notamment britannique et française, elle a porté sa passion de la langue dans de nombreux recueils parus entre autres aux éditions Rhubarbe, Jacques André, du Petit Véhicule ou Henry.