Lorsque j’étais enfant, il n’y avait ni séries télévisées ni mangas pour satisfaire mon désir d’aventures virtuelles. Après avoir épuisé les charmes de la Semaine de Suzette, léguée par mes sœurs aînées, où je suivais les enquêtes de « Sir Jerry détective », j’ai découvert dans la bibliothèque poussiéreuse de mon père l’Iliade traduite par Madame Dacier en 1699, et, sans être rebuté par la prose du 17e siècle, je me suis régalé avec les prouesses d’Achille et autres héros homériques. Depuis, j’avoue ne m’être guère intéressé à l’épopée, pas même à La Chanson de Roland, et j’ai hésité à déambuler à propos du livre que je présente aujourd’hui.

Poète, librettiste et productrice de danse, Karthika Naïr est née en 1972 au Kerala (Inde). Until the Lions. Echoes from the Mahabharata, qui l’a rendue célèbre, a été publié pour la première fois en anglais en 2015 (HarperCollins India). Le livre a été récemment traduit en français par une équipe de cinq traducteurs (la tâche était rude !), et a été publié sous le titre Le Cantique des lionnes (Le Nouvel Attila, 2024). Le titre anglais est moins énigmatique que le titre français : échos du Mahabharata. Je me suis rafraîchi la mémoire. Le Mahabharata est la grande et ancienne épopée indienne qui raconte la rivalité entre deux branches d’une même famille, les Pandava et les Kaurava, qui se disputent le trône de Hastinapura et qui finissent par se faire une guerre sans merci. L’auteure a placé en exergue une citation de Chinua Achebe qui permet de comprendre le titre : « Tant que les lions n’auront pas d’historiens, le récit de la chasse glorifiera le chasseur, dit un adage percutant. Sa vérité m’a sauté aux yeux tardivement, mais dès lors, devenir écrivain s’est imposé à moi : je devais être cet historien. Ce n’est pas le travail d’un seul homme, d’une seule personne. C’est quelque chose auquel nous devons veiller, que le récit de la chasse reflète la souffrance, les efforts désespérés, la bravoure, même, des lions. » (The Paris Review, « The Art of Fiction », numéro 139). Dans le Cantique des lionnes, Karthika Naïr se fait l’historienne des lionnes (mais aussi des lions). Elle s’inspire de certains événements de l’épopée indienne et donne la parole à tour de rôle à dix-huit personnages. Quatorze de ces voix sont celles de femmes (l’une d’entre elles se fait entendre plus souvent : c’est en quelque sorte la narratrice) et trois autres sont des voix d’hommes. Le seul personnage inventé par Karthika Naïr est un chien. On verra que sa voix n’est pas la moins intéressante.

Comme dans l’Iliade, les dieux suivent de près les affaires humaines et interviennent pour infléchir le cours des événements. On entend par exemple la voix de Krishna, qui explique à l’aîné des frères Pandava, avant la bataille décisive de Kurukshetra, la nécessité d’un sacrifice humain réclamé par une autre divinité. C’est le seul moyen de s’assurer d’une victoire qui permettra de rétablir l’ordre.

Le chemin vers la victoire
 
C’est une guerre que nous livrons. Vois-tu,
Yuddhishtira, quelqu’un doit mourir,
doit se donner la mort, et de plein gré, afin que
notre triomphe soit complet. Ou bien tu n’auras
légué à cette terre, à cette ère,
qu’une galaxie de regards morts.
 
Yuddhishtira, quelqu’un doit mourir,
les prêtres te pressent. Demain, la nouvelle
lune : Surya et Chandra s’uniront bientôt
dans le ciel, et de la part du parfait
guerrier qui combat au front, Kali va
réclamer un sacrifice humain. Alors
 
quelqu’un, Yuddhishtira, doit mourir […]

Krishna explique qu’en réclamant ce sacrifice, il ne fait que son devoir :

[…] Le devoir seul
importe dans la vie, et le mien est clair : l’ordre
dans le monde, quoi qu’il en coûte, même au prix de la justice
ou de l’équité – l’ordre, voilà le maître-mot, vois-tu,
la recette pour bâtir un empire, la raison pour laquelle
 
quelqu’un doit mourir, Yuddhishtira,
la raison pour laquelle d’autres, innombrables,
mourront à leur tour, la raison pour laquelle toi –
non ton cousin Duryodhana – et les tiens vous
devez gagner cette guerre, recevoir ma planète
en héritage : au nom de l’ordre, pas de la revanche. […]

Avant la mort d’Aravan, victime désignée et consentante, il faut s’assurer qu’il aura un héritier, mais, apprenant qu’il va mourir le lendemain des noces, aucune femme ne veut l’épouser. Krishna, étant un dieu, trouve le remède : il prendra la forme de l’enchanteresse Mohini le temps d’une nuit, et cela permettra à Aravan de laisser un héritier. Les mythologies nous offrent de nombreux exemples de ce genre de stratagème, à commencer par la mythologie grecque. Non moins familière est l’idée que les dieux veulent faire régner l’ordre, mais qu’un sacrifice humain est nécessaire.

Voici maintenant la voix de Dusshala, épouse du roi de Sindhu, allié des Kaurava pendant la guerre.

Élégie pour mes frères disparus
 
Nous mourons tous, plus ou moins rompus.
Tel serait selon les sages l’humain attribut.
 
Une tribu d’éphémères runes
Vite effacées, vite tues – rongées par mille lacunes.
 
Rien qu’une chair en très vaine prière –
ce que je suis : de cent fils la sœur laissée derrière.
 
Fils adorés au nombre de cent,
tous voués à succomber dans la boue et le sang.
 
Sans stèle ni oraison funèbre,
et méritant mieux, même pécheurs, que les ténèbres.
 
Certains pécheurs. Tous imparfaits. Mais
chers à mon cœur, n’éclairant Hastina plus jamais.
 
Mon cœur les pleurera, je dirai
leurs noms chéris ; sur le bois, le vent les graverai.
 
Car leurs amours, leurs nuits, leurs voix graves
ne seront plus – morts, leur gloire aura pour nom Kaurava.
 
Réduits à un chiffre, un nom de clan.
Cela ne se peut. Que mes pleurs les gardent vivants.

Suit une longue liste de frères tués. Dusshala a quelques mots pour chacun d’eux. Le poème se termine ainsi :

Ici, à Bhaarat, seuls les vainqueurs
sont loués – les morts au printemps jamais on ne pleure.

La voix que je ferai entendre en dernier dit tout autre chose : c’est celle du chien Shunaka.

Bilan sanglant
 
Shyama, ma sœur, d’où nous vient
Cette faim irraisonnée
D’allégeance envers les hommes
Nous, Canis issus du loup
familiaris, loin derrière ?
 
L’assurance sied bien mieux
À nous, chiens, que la révérence
Même Indra, rappelle-toi,
Indra, seigneur de la pluie
Et de l’éclair, maître du ciel,
 
N’a pu commander d’un mot
À Sarama, la grand-aïeule
Divine, aux pattes agiles,
Déesse de l’aurore, Parole
qui file les mots, puis les tisse
 
En êtres de terre vivante,
Et dont le pas ouvre à la nuit
Une trace chatoyante […]
 
Nous vivons, Shyama, ma sœur,
Nous aimons, mourons en ce lieu
Depuis bien avant que l’homme
L’ait clamé sien. Sans maître
Ni sol à nous, mais lui, l’humain,
 
Massacre sans relâche, assèche
Fleuves et rivières, viole la terre,
Déverse la mort en déluge
Sur les forêts. Fier ! Viril ! […]

« Bilan » sanglant en effet, celui des êtres humains sur la planète. On croit entendre une voix antispéciste. Karthika Naïr dit clairement dans sa postface que, malgré les apparences, il faut bien voir l’actualité d’un récit comme celui du Mahabharata. Une lecture l’a bouleversée : celle de Sarpa Satra d’Arun Kolatkar. « Kolatkar, non content de poser un regard farouchement désopilant sur la façon dont l’humanité perçoit son propre héroïsme et sa supériorité, souligne avec brio, comme en passant, l’intemporalité des questions éthiques que posent les épopées. Sarpa Satra traite de la facilité et du sentiment de probité morale avec lesquels les sociétés les plus civilisées peuvent déchaîner un carnage qu’on en viendra plus tard à définir comme génocide. Sans faire appel au dispositif éculé du voyage à travers le temps, le texte nous offre un instantané terrifiant des directions où pourrait être entraîné l’État-nation démocratique d’aujourd’hui par l’association d’une gouvernance narcissique, d’une administration servile et de l’avidité des entreprises. » Vue sous cet angle, quoi de plus actuel que l’épopée ?

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.