Aujourd’hui, parlons d’Ocean Vuong, un jeune poète qui est né au Vietnam en 1988 et qui vit actuellement aux États-Unis. Il a déjà obtenu de nombreux prix et enseigne actuellement à l’université de New York. Si j’avais déménagé à Washington quelques mois plus tôt en 2022, j’aurais pu l’entendre faire une lecture de son dernier recueil de poèmes à la librairie du coin ! Il s’agit de Le temps est une mère (2022) qui vient de paraître en France (Gallimard, traduction de l’anglais par Marguerite Capelle, 2023). Je n’ai pas cette traduction, mais j’ai la version originale et ferai de mon mieux pour passer d’une langue à l’autre. Le prénom de l’auteur et le titre du livre retiennent l’attention, mais je veux d’abord mentionner que le livre commence par une citation, celle d’un vers du poète péruvien César Vallejo (1892-1938) : « Pardonne-moi, Seigneur : je ne suis mort que si peu ! » Ayant du mal à saisir le sens de ce vers, j’ai cherché le poème en question. Le voici :

Agape

 

Aujourd’hui personne n’est venu poser de question ;
et cette après-midi on ne m’a rien réclamé.

 

Je n’ai même pas vu une fleur de cimetière
en si joyeuse procession de lumières.
Pardonne-moi, Seigneur : je ne suis mort que si peu !

 

Cette après-midi tous, tous passent
sans me poser de question ni rien me réclamer.

 

Et je ne sais quelle chose ils oublient et qui n’a pas
sa place dans mes mains, comme étrangère.

 

Je suis sorti à la porte,
et j’ai envie de leur crier à tous :
S’il vous manque quelque chose, c’est ici !

 

Car toutes les après-midi de cette vie,
je ne sais quelles portes claquent sur un visage,
et de quelque chose d’étranger se saisit mon âme.

 

Aujourd’hui personne n’est venu ;
et aujourd’hui je ne suis mort que si peu cette après-midi !

 

(César Vallejo, Les Héros noirs, 1918)

On trouvera ce poème dans Poésie complète 1919-1937, traduction : Nicole Réda-Euvremer, Flammarion.

Photo : Slowking, CC BY-NC

Le titre fait penser à la forme d’amour la plus haute dans la religion chrétienne, celle qui est faite de sentiments d’empathie et d’actions montrant la volonté de faire le bien, d’aider autrui, voire, ce faisant, de se sacrifier. Il me semble que c’est de cette forme d’amour qu’est privé un narrateur dont le statut est ambigu : est-ce un mort ou un vivant qui parle ? sans doute un vivant qui souffre dans sa solitude et qui s’étonne de ne pas être encore mort ?

Comme on va le voir dans le poème de Vuong que j’ai choisi (qu’on me pardonne : il est très long et je suis obligé de faire des coupes), il est aussi question d’amour, de solitude et de mort, mais dans un contexte et une écriture tout différents. La guerre au Vietnam est très présente : le grand-père du poète était un soldat américain. Dans un autre recueil, Vuong note : « Un soldat américain a baisé une paysanne vietnamienne. Ainsi ma mère existe. Ainsi j’existe. Ainsi sans bombes = pas de famille = pas de moi. » (Ciel de nuit blessé par balles.) Sont très présents aussi la famille, en particulier sa mère, l’exil, le racisme et l’homophobie. Tout cela justifie le sentiment de n’être « pas à égalité » avec les autres.

Pas à égalité

 

Hé !

 

J’étais un pédé maintenant je suis une case à cocher.

 

La pointe du stylo a piqué mon dos. Je sens la marque du progrès.

 

Ce n’est pas pour rien que je danserai seul dans le cimetière municipal à minuit, en mettant à fond des chansons tristes sur mon portable.

 

Je vous le promets, j’y étais. J’ai ressenti des choses qui rendaient la mort si vaste qu’on ne pouvait la distinguer de l’air – et j’ai continué à détruire ce qui était en elle comme le vent dans une tempête.

 

[…]

 

Je m’en suis sorti par la peau de mes douleurs [jeu de mots : by the skin of my teeth = de justesse et griefs remplace teeth].

 

J’étais un pédé maintenant je suis litt. [littérature] Ha.

 

[…]

 

Parce que tout le monde sait que la douleur jaune, pressée dans les lettres américaines, devient de l’or.

 

Midas a touché notre chagrin. Du napalm avec les dernières lueurs d’un arc-en-ciel.

 

À la différence des sentiments, le sang devient plus réel quand vous le sentez.

 

J’essaie d’être réel mais ça coûte trop cher.

 

On dit que la terre tourne et que c’est pour ça qu’on tombe mais tout le monde sait que c’est la musique.

 

La preuve a été faite qu’il est difficile de danser sur le tir de mitrailleuses.

 

Pourtant, mon peuple a trouvé une manière de rythme. Une manière.

 

Mon peuple, si tranquille, sur les photographies, des cadavres.

 

[…]

 

Savez-vous combien d’heures j’ai gaspillées à regarder des garçons hétéros jouer à des jeux vidéo ?

 

Assez.

 

Le temps est une mère.

 

Ne l’oublions pas : une morgue est aussi un centre socioculturel.

 

Dans ma langue, celle que je ne peux me rappeler maintenant qu’en fermant les yeux, le mot pour amour est Yêu.

 

Et le mot pour faiblesse est Yếu.

 

La façon dont vous dites ce que vous voulez dire change ce que vous dites.

 

Certains appellent ça prière. Je l’appelle fais attention à ce que tu dis.

Rose, ai-je murmuré tandis qu’ils zippaient ma mère dans sa housse mortuaire, sors de là.

Tes plantes sont en train de mourir.

 

Assez c’est assez.

Le temps est un fils de pute, ai-je dit à la pierre tombale, vivant, absurde.

 

Corps, porte d’entrée que tu es, sois plus que ce que je traverse.

 

[…]

 

J’ai cédé et j’ai décidé qu’à partir de maintenant il y aurait de la joie. Alors tout s’est ouvert. Les lumières ont flamboyé autour de moi créant un temps fait de blancheur

 

et humide et couvert de sang, on m’a fait sortir de ma mère, entrer dans le monde, hurlant

 

et assez.

C’est après la mort de sa mère en 2019 que le poète a commencé à écrire Le temps est une mère. Le livre lui est dédié, et il représente la quête pour une renaissance avec une grande variété de tons (les extraits ci-dessus montrent à quel point Vuong peut être brutal et sarcastique). Hugo Pradelle fait remarquer que « sans jamais oblitérer l’émotion et une dimension lyrique, il rassemble les morceaux de son existence, entreprend l’impossible deuil de sa mère et fait, finalement, un bouleversant apprentissage de la liberté ». C’est sa mère qui avait décidé de donner à son fils ce prénom extraordinaire (hugolien !) : Océan. Un de ses clients (elle était manucure), voyant qu’elle disait bitch (putain) au lieu de beach (plage) lui avait suggéré de dire ocean. Le mot lui plut dès qu’elle sut ce qu’il signifiait. Il pouvait en effet désigner l’océan Pacifique qui relie (autant qu’il sépare) le Vietnam aux États-Unis. « Elle (sa mère) est celle pour qui on écrit, note Pradelle, et celle qui lit dans son absence, elle est le lecteur idéal que l’on devient finalement. Il écrit ainsi dans un des derniers poèmes – le plus émouvant : « tu m’as acheté des crayons toi qui me lis je ne savais / pas parler alors je me suis écrit dans le / silence où je restais à t’attendre Maman / pour me lire me lis-tu à présent », ajoutant : « chère lectrice qui ne / sait ni lire / ni écrire tu as écrit un fils au monde sans un / mot ». Et il rappelle le jour de sa naissance : un jeudi. Notre jeudi, écrit-il, pas celui de Vallejo. Ce dernier, dans Pierre noire reposant sur une pierre blanche, avait en effet imaginé qu’il mourrait « peut-être un jeudi ». Le livre de Vuong ne se termine pas comme il avait commencé. Le ton est bien différent. C’est même le contraire.

1 Commentaire

  1. anna jouy

    quelle découverte! absolument extraordinaire, cette écriture, ce poète. grand merci!

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Christian Garaud

Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.