Kabuki
Scène de taverne.
La sorcière souffle la lanterne.
Suit un danmari,
Combat stylisé dans l’obscurité.
La scène est éclairée,
Les acteurs voient
Mais ils sont dans l’obscurité.
Comme nous,
Qui dans le public sommes assis,
Comme nous,
Quand le spectacle se termine,
Dans la vie.
Le kabuki est une forme du théâtre classique japonais où se mêlent action dramatique et danse traditionnelle : un groupe de personnages silencieux simulent un combat (le danmari). Mais rien de folklorique ici : nous sommes n’importe où à la fin du poème. Qui disait quelque chose comme : « L’universel, c’est le local, moins les murs ? » Sur cette planète, les êtres humains ne sont-ils pas tous dans l’obscurité ? C’est la question fondamentale posée par la poésie de Šteger. Une des raisons pour lesquelles nous sommes dans cette situation tient à la façon dont l’humanité a évolué.
Divisé par Darwin
La vérité évolutionniste.
Un divisé
Par Darwin.
L’homme se développe
En singe.
Là-bas, pas
De bananes pour m’attendre.
Qui peut parler de progrès ? Quel espoir conserver ?
Charbon
Comme la forêt vierge,
Nous sommes, nous aussi, devenus charbon.
Toi qui descends en toi-même,
N’oublie pas les échos.
Celui qui creuse le temps
Blesse l’éternité.
Les dangers de la toile ne sont pas moins évidents que les avantages qu’elle procure :
WWW
Les araignées du maître tissent
Autour de nous une toile sans fil.
Quelqu’un sur un autre continent
Lit secrètement dans nos pensées.
On ne peut rien voir par la porte.
Dans le noir, nous sommes plus petits que des moucherons.
Mes paumes te cherchent,
Se noient dans un miroir voilé.
Quand je t’atteindrai enfin,
J’embrasserai le monde entier.
Les êtres humains ont donc évolué dans le mauvais sens. Les avantages de leurs inventions sont douteux, et ils mettent en danger la vie sur notre planète. Mais la question que pose la poésie de Šteger est aussi métaphysique. Cela est particulièrement évident dans :
Autobiographie de h
e
L’homme est l’ombre
Que la lettre projette.
La lettre va partout.
L’ombre ne quitte pas
La caverne.
š
Je porte l’indicible.
Je suis homme.
Mais à quelle fin ?
Mais pourquoi ?
z
Entre l’homme et l’homme
Nulle différence, seulement une pause et une douleur.
Dans le seul espace où l’homme finit,
Est possible la naissance de l’homme.
Fernand Deligny voyait une fêlure irréparable entre l’humain (l’être humain avant l’accès au langage, être vivant parmi tous les autres sur la planète) et l’homme-que-nous-sommes, « civilisé », tout fier d’avoir été transformé par le langage, et maintenant devenu prisonnier de lui. Pour Šteger, l’homme que nous sommes doit faire place à l’homme que nous devrions être. Y a-t-il vraiment un espoir ? Comment faire ?
Jusqu’à ce que le temps d’attente soit écoulé
Attendre que tout s’apaise,
Que le temps de l’attente passe
(bien que jamais vraiment), qu’il soit
Un temps ruiné à neuf (bien qu’il
N’y ait jamais de nouveau temps humain).
Que ce temps soit plus temps,
Un autre temps avec plus de temps,
Attendre quelque chose de plus, davantage,
Quoique plus modeste, pas un autre,
Un autre type de temps sans attente,
Pas un temps intemporel (bien que
Non), un temps d’attente sans toi
Qui attends, le temps de tous les temps,
Ton unique temps, sans valeur du tout,
Élimé, érodé jusqu’à son terme,
Tout à fait apaisé intérieurement
La forme cristalline de l’attente
D’un temps tout à fait égal à ce
Temps, seulement sans attente, un temps
Avec une paix parfaite
À la place de l’homme au centre d’un temps
Fragmenté démembré mis en pièces
De toutes parts.
Cette rumination (si je puis dire) sur un « temps » qui serait le même et pourtant différent me fait penser à la Poésie verticale de Roberto Juarroz, par exemple quand il réfléchit à « ce qui relie la veille au sommeil » :
La frange de folie
qui relie la veille au sommeil,
cette dégradation ou ce dénouement,
ce déséquilibre qui nous porte à dormir,
disperse toutes les croyances,
toutes les certitudes,
comme des graines creuses qui nous montrent
qu’exister est une enclave
supplétive du chaos.
Et si, pour reprendre un vers de Šteger, la poésie était quelque chose comme « la forme cristalline de l’attente » ?
Mais on trouve parfois tout autre chose dans ce recueil. Rien de plus simple et de plus concret que cette sorte de haïku :
Un bol, tous les bols
L’amour est
Un petit chat,
Qui boit de l’eau
Dans un bol fissuré.
Nous voici de nouveau au Japon. Le dernier vers est dans la tradition japonaise de wabi-sabi, ou l’art de l’imperfection !
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.
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