J’ai découvert (bien tardivement) Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) en lisant Mort dans l’avion et autres poèmes, anthologie traduite du portugais par Ariane Witkowski et publiée par Chandeigne en 2004. Le poème qui donne son titre à l’anthologie date de 1945. Il est trop long pour que je le reproduise ici (il est disponible sur la toile). « Je me réveille pour mourir », déclare en commençant le narrateur. Ce n’est pas un pressentiment, précise-t-il. Non. Il jette un regard rétrospectif sur le dernier jour de son existence : la mort a déjà eu lieu. C’est une situation qui n’est pas sans rappeler celle qu’on trouve Les jeux sont faits de Jean-Paul Sartre (1943), mais la comparaison s’arrête là. Dans le poème, le narrateur est seul. Il s’étonne sans s’apitoyer sur lui-même. Il se voit faire toutes les choses qui lui sont habituelles : il va à la banque, il passe dans les bureaux, il déjeune, etc., et toujours revient ce refrain : « à quoi bon ? » Toutes ces activités paraissent maintenant absurdes vues de loin. (N’est-ce pas Albert Camus qui faisait remarquer à la même époque que, vus de l’extérieur, les gestes de quelqu’un dans une cabine téléphonique paraissaient absurdes ?) Le narrateur a été surpris par la mort : il ne se doutait de rien. Et pourtant, à certains moments de sa méditation, on se demande si c’est avant ou après l’accident qu’il sent dans la vie quotidienne la présence cachée de la mort. La mort, il ne la voit pas, mais elle est vivante, « on peut sentir son haleine ». L’accident d’avion va se produire. « Je vis / mon instant final et c’est comme / si je vivais depuis de nombreuses années / avant et après aujourd’hui, / une vie continue irrépressible / où il n’y aurait ni pause, ni syncope, ni sommeil, / tant elle est douce cette machine dans la nuit qui fend aisément / des blocs d’air toujours plus denses ». Le poème se termine sur une note ironique : « je tombe à la verticale et me transforme en fait divers ».

Statue de Carlos Drummond de Andrade sur la plage de Copacabana. Photo : Isabellexdias, CC BY-SA 3.0

Dans le petit livre dont je parle, mon attention a été aussi attirée par un poème tiré d’O amor natural, recueil posthume de poèmes érotiques publié en portugais en 1992. Je ne connais pas de traduction de ce recueil en français.

Ce qui se passe dans le lit
 
(Ce qui se passe dans le lit
est le secret de celui qui aime)
 
C’est le secret de celui qui aime
de ne pas connaître dans les détails
de jouissance qui soit profonde,
élaborée, sur la terre
et si loin de ce monde
que le corps, découvrant le corps
et naviguant à travers lui,
atteint la paix d’un autre jardin,
dans un autre monde : paix de défunt,
nirvana, sommeil du pénis.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous changeons de registre. Quand le poème a-t-il été écrit ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que le poète est tombé amoureux, à 49 ans, d’une femme de 24 ans, Lygia Fernandez, et que sa liaison avec elle, restée cachée (il avait femme et enfants), a duré jusqu’à sa mort, c’est-à-dire 36 ans. Sa passion pour elle lui a inspiré au fil des ans de nombreux et magnifiques poèmes. En voici quelques uns tirés de La Machine du monde et autres poèmes, traduits du portugais et présentés par Didier Lamaison (Poésie/Gallimard, 1990).

Champ de fleurs (Claire énigme, 1951)
 
Dieu m’a fait don d’un amour en ma saison mûre,
celle du ver dans le fruit ou du fruit qu’on n’a pas cueilli.
Dieu — ou le Diable, peut-être — m’a donné cet amour mature,
et à l’un et à l’autre je rends grâce pour ce que j’ai un amour.
 
Pour ce que j’ai un amour, je me replonge aux mythes anciens
et à ceux que l’amour a déjà engendrés, j’en ajoute de nouveaux.
Voici que moi-même je deviens le mythe le plus radieux
et que taillé en clair-obscur, je suis et ne suis pas, mais je suis.
 
Mais je suis de plus en plus, moi qui ne savais pas
et qui, fatigué de moi-même, croyais que le monde était
un vide tourmenté, un système d’erreurs.
De nouveau se lèvent les anciens matins
que je n’ai jamais vécus, car jamais ils ne m’ont souri.
 
Mais ils me souriaient toujours à travers ton ombre
immense et contractée comme une inscription au mur
et présente aujourd’hui seulement.
Dieu m’a donné un amour parce que je l’ai mérité.
De tous ceux que j’ai eus ou qui ont été en moi,
le suc s’est exprimé pour faire un vin
à moins que ce ne fût du sang, peut-être, qui s’est raidi en caillots.
 
Et le temps qui a incité une rose indécise
à tirer sa couleur de ces flammes éteintes
était le temps le plus juste. C’était le temps de la terre.
Où il n’est pas de jardin, les fleurs naissent d’un
secret investissement en des formes improbables.
 
Aujourd’hui j’ai un amour et je me fais vaste
pour accueillir les effets d’innombrables
amants dissipateurs, de par le monde, ou triomphants,
et à les voir amoureux et transis tout à l’entour,
en jubilation je transforme la terreur sacrée.
 
Son grain d’angoisse l’amour déjà m’offre
de la main gauche. Tandis que l’autre caresse
les cheveux et la voix et le pas et l’architecture
et le mystère qui, au-delà, rend les êtres précieux
au regard de l’extase.
 
Mais pour ce que m’a touché un amour crépusculaire,
il faut aimer différemment. D’une grave patience
carreler mes mains. Et peut-être l’ironie
aura-t-elle dilacéré le meilleur de mes dons
 
Il faut aimer et se taire.
Vers l’hors-temps je traîne mes dépouilles
et suis vivant dans la lumière qui baisse et me confond.
 
La chambre en désordre (Propriétaire de l’air, 1954)
 
Au virage périlleux de la cinquantaine 
j’ai dérapé sur cet amour. Quelle douleur ! 
quel sensible et secret pétale me tourmente
 et me provoque à la synthèse de la fleur
dont on ignore comme elle est faite : l’amour, 
dans la quintessence du mot, l’amour muet 
d’un naturel silence ne peut plus tenir
 dans ce grand geste pour recueillir et aimer
le nuage que son ambiguïté dilue 
en cet objet plus imprécis que le nuage 
davantage défendu aussi, corps ! corps, corps,
vérité si finale, soif variée, 
et ce cheval en liberté parmi le lit, qui de celui qui aime promène le cœur.
 
Je veux (Les Impuretés du blanc, 1975)
 
Je veux que chaque jour de l’année
chaque jour de la vie
de demi-heure en demi-heure
de cinq en cinq minutes
tu me dises : Je t’aime.
 
En t’entendant dire : Je t’aime,
je crois, sur le moment, que je suis aimé.
Dans le moment précédent
et dans le suivant,
comment le savoir ?
 
Je veux que tu me répètes jusqu’à exhaustion
que tu m’aimes que tu m’aimes que tu m’aimes.
Faute de quoi s’évapore l’aimance
car en disant : Je t’aime,
tu démens
tu effaces
ton amour pour moi.
 
J’exige de toi le perpétuel communiqué.
Je n’exige que cela,
cela toujours, cela toujours davantage.
 
Je veux être aimé dans et par ta parole
et ne connais, en dehors d’elle, d’autre manière
de reconnaître le don amoureux,
la parfaite manière de se savoir aimé :
amour à la racine de la parole
et dans son émission,
amour
bondissant de la langue nationale,
amour
changé en son
vibration spatiale.
 
Dans le moment où tu ne me dis pas :
Je t’aime,
inexorablement je sais
que tu as cessé de m’aimer,
que jamais tu ne m’as aimé auparavant.
 
Si tu ne me dis pas urgent répété
je t’aimaimaimaimaime,
vérité fulminante que tu viens juste d’éventer,
je me précipite dans le chaos,
cette collection d’objets de non-amour.

Si on tape sur Google « O amor natural », c’est d’abord un documentaire curieux de 1998 qui apparaît. Un cinéaste a eu l’idée de lire à des Brésiliens de tout âge les poèmes érotiques du poète. Je n’ai pas vu le film, mais les commentaires de ceux qui l’ont vu montrent que les réactions réservent des surprises ! Tandis que je flânais ainsi sur la Toile, je me suis rendu compte que le poème intitulé « Ce qui se passe dans le lit » n’avait pas été entièrement traduit. Pourquoi la traductrice a-t-elle pris cette décision ? Voici, sans commentaire, le poème dans sa totalité. C’est moi qui ai traduit de mon mieux la deuxième partie. Je joins au texte français le texte en portugais. Quelqu’un pourra-t-il corriger mes erreurs ? Merci d’avance !

Ce qui se passe dans le lit (O amor natural, 1992)
 
(Ce qui se passe dans le lit
est le secret de celui qui aime)
 
C’est le secret de celui qui aime
de ne pas connaître dans les détails
de jouissance qui soit profonde,
élaborée, sur la terre
et si loin de ce monde
que le corps, découvrant le corps
et naviguant à travers lui,
atteint la paix d’un autre jardin,
dans un autre monde : paix de défunt,
nirvana, sommeil du pénis.
 
Ah ! le lit, notre berceuse,
elle dort, la fille, elle dort,
il dort, le cougar,
il dort, le vagin candide,
elle dort, la sirène ultime,
ou la pénultième… Le pénis
dort, puma, bête sauvage
américaine épuisée. Elle dort, la fauve
guirlande de ta vulve.
C’est le silence de ceux qui aiment
entre rideaux et draps
encore humides de sperme,
ce sont les secrets du lit.
 
O que se passa na cama
 
(O que se passa na cama
é segredo de quem ama.)
 
É segredo de quem ama
não conhecer pela rama
gozo que seja profundo,
elaborado na terra
e tão fora deste mundo
que o corpo, encontrando o corpo
e por ele navegando,
atinge a paz de outro horto,
noutro mundo: paz de morto,
nirvana, sono do pênis.
 
Ai, cama, canção de cuna,
dorme, menina, nanana,
dorme a onça suçuarana,
dorme a cândida vagina,
dorme a última sirena
ou a penúltima… O pênis
dorme, puma, americana
fera exausta. Dorme, fulva
grinalda de tua vulva.
E silenciem os que amam,
entre lençol e cortina
ainda úmidos de sêmen,
estes segredos de cama.

1 Commentaire

  1. anna jouy

    toutes vos chroniques me révèlent quelque chose d’immense… il y a encore tant à découvrir qui peut émerveiller. c’est ça la poésie,sa puissance.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.