Même s’il admet plus tard que « la parole est un territoire indispensable », Miguel Ángel Real prévient dans le premier poème des trente-cinq que comporte ce petit fascicule : « les voix passent // le temps reste // constat / du désordre ». Faut-il pour cela renoncer à exprimer le monde au moyen de la poésie ? Certes non, car « ce qui est flou / est le regard // pas l’image » : il s’agit donc de passer par le texte écrit, qui fait décanter le réel après un pas de côté, offrant ainsi un « accès / à l’envers / d’un monde univoque ». Assurément, voilà une « rude tâche / minérale », un effort qui bouscule les habitudes prises dans une société de confort immédiat. Mais c’est à ce prix que l’on peut échapper aux affirmations péremptoires et aux discours stéréotypés, venus de tous les horizons et qui les bouchent justement, les horizons.
En chemin, avec des vers souvent courts et aérés, le poète s’interroge sur les interdits ou les pudeurs euphémiques qui peuvent rendre l’existence plate : « la crainte des mots d’amour / dans le poème / comme dans la vie » fait dès lors l’objet de sa scrutation, sans tabou ni idées préconçues. Il y a dans ces strophes une philosophie simple et efficace, qui vise à remettre d’aplomb le regard, toujours aguiché par les sirènes du détournement d’attention. Touchante même dans sa naïveté revendiquée, parfois, quand Miguel avoue être « sans réponses à travers les défis d’un poème qui ose ». C’est qu’il y a du chemin à parcourir avant d’annihiler les effets délétères des discours types et de la langue de bois publicitaire ou belliqueuse. Alors il s’y colle, un vers à la fois, éprouvant « ce besoin / tellement humain / de constater le désastre ».
Lyrique à ses heures dans une forme plus ample (« pour éteindre la trahison / nous n’avions que des crachats de poussière / un bras autour de la taille en traversant le pont / l’attente noire de la pluie sur la plaine / et les égouts recouverts par une terre stérile »), le poète propose aussi dans son livre le décalage du regard qu’il appelle de ses vœux. Si la poésie n’est pas la panacée pour résister à l’emprise du monde, du moins constitue-t-elle une échappatoire bienvenue. Ce petit et engageant fascicule s’emploie à nous en convaincre. Exécutons-nous : pour la pratiquer, « il n’est pas l’heure d’attendre ».
Miguel Ángel Real, Constat du désordre, éditions Encres vives, ISBN 978-2-85550-048-5
Le poète anime également le site de l’OUvroir de POésie LIbre, chaudement recommandé.

Florent Toniello, né en 1972 à Lyon, est le responsable de ce site, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Il commence une première vie dans l’informatique au sein d’une société transnationale, à Bruxelles et ailleurs. En 2012, il s’installe dans la capitale grand-ducale ; sa deuxième vie l’y fait correcteur, journaliste culturel et poète. S’ensuivent neuf recueils de poésie publiés au Luxembourg, en Belgique et en France, une pièce de théâtre jouée au Théâtre ouvert Luxembourg, ainsi qu’un roman et un recueil de nouvelles de science-fiction. Pour l’instant, il n’est pas question d’une troisième vie. Son site : accrocstich.es.
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