Yaryna Chornohuz est née en 1995 à Kiev. Déjà bien connue, on peut la voir et l’écouter sur la Toile. Après avoir fait des études de philologie et de littérature, elle a préparé une maîtrise tout en faisant pour un éditeur des traductions de textes anglais en ukrainien. Elle s’est portée volontaire comme infirmière dans la région du Donbass en état de guerre depuis 2014, date à laquelle la Russie a commencé une guerre larvée. Début 2020, elle a été la première à manifester contre la décision du président Zelensky de permettre à des représentants des régions séparatistes de Louhansk et du Donbass de devenir membres d’un conseil pour la paix. C’est aussi en 2020 que paraît en Ukraine son premier livre de poèmes sur sa vie au front, livre pour lequel elle a reçu un prix en Ukraine. Lors de l’invasion russe de 2022, elle servait comme soldat dans la région de Marioupol. La même année, elle a fait un voyage aux États-Unis avec deux autres femmes soldats pour demander de l’aide militaire à la Chambre des députés et au Sénat. Tout récemment, en novembre 2024, elle a participé à Rennes à la rencontre « Face à la guerre – dialogues européens ». Lors de la dernière séance, elle a lu en français le premier poème de son nouveau recueil, dédié à son partenaire mort au front en 2020 : C’est ainsi que nous demeurons libres, traduction de l’ukrainien par Ella Yevtouchenko, éditions Le Tripode, 2025 – qui paraîtra le 4 septembre prochain. Voici le poème :

(si nous restons en vie)

 

à Koutcher*

 

si nous restons en vie
j’essaierai pour la première fois
de planter une tige dans un champ

épargné par les mines
planter avec mes mains d’habitante des villes
qui n’a vu
ce que cache l’asphalte
qu’avec l’arrivée de la guerre

 

si nous restons en vie
nous habiterons la terre
où chaque respiration donnée
nous ramène à
tout ce qui a été éprouvé
invisible et violent

 

la lune bleue résonnera à nos oreilles
chaque hiver la glace me coudra aux montagnes
et aux steppes en cartes tordues
cela en sera fini du romantisme
le romantisme a déserté le front
avec l’héroïsme
en me laissant brusquement
ta présence…
aux cheveux gris et pleine de passion

 

nous inviterons la Mort
à se réchauffer près du feu de bois
Elle nous battra avec ses bâtons
nous frotterons
ses mains glacées

 

si nous restons en vie
je subirai avec moins de douleur
la lumière douloureuse du printemps
qui me blesse
elle qui rejaillit chaque fois à la fin de l’hiver
de l’hiver que
je ne peux oublier
dans ce pays où aucun hiver ne s’oublie

 

* Koutcher est le nom de combattant du compagnon de Yaryna Chornohuz.

« Le romantisme a déserté le front… » Rien à voir avec le « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie… » d’Apollinaire. Il s’agit d’imaginer ce que sera l’existence « si nous restons en vie ». Alors on pourra de nouveau accepter la lumière du printemps et se réconcilier avec la mort, mais sans rien oublier de la guerre. Et c’est le problème. Comment la guerre va-t-elle nous changer ? Je pense à L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun, qui raconte comment la vie dans les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale l’avait tellement marqué que sa vie d’homme libre lui avait longtemps paru irréelle.

(parenthèses)
 
tous les philosophes étaient en vérité des chamans
autour du feu ils chantaient aux miséreux
des chants initiatiques, des chants pour survivre
 
toutes les philosophies sont remises en question
devant les portes d’un camp de filtration russe
 
en ce siècle, toutes les philosophies
tombent sur le champ de bataille
 
tout ce que nous créons
et tout ce que nous sommes
est pris dans les parenthèses
du pays natal
 
le pays des réflexions surréalistes
est devenu le pays des conclusions surréalistes
l’incompréhensible a laissé place à l’évidence
les philosophes ne pigent pas
quand on fait rouler ce qui est carré
et qu’on équarrit ce qui est rond
 
nous suivons un choix sans choix
c’est ainsi que nous demeurons libres
 
je veux chanter, tant que je peux
la liberté
tout ce qui au cours de ces longues années de combat
semble
ne plus avoir
de pays

Je m’étais demandé pourquoi, dans ce recueil, les titres des poèmes étaient entre parenthèses. Ce poème donne la réponse : ce sont « les parenthèses / du pays natal ». Pays menacé, parenthèses fragiles. Comme le romantisme, « toutes les philosophies / tombent sur le champ de bataille ». Reste « le choix sans choix ». Ce chant à la liberté fait penser au célèbre poème de Paul Éluard dans L’Honneur des poètes, écrit en 1942 pendant l’occupation de la France par les Allemands. Mais c’est une chose de refuser la collaboration avec les occupants, ou même d’être dans la résistance, et c’en est une autre de partager tous les jours au front la vie des soldats pendant des années.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.