Je fais le bilan depuis ma naissance
Et dans mon désespoir
je me rappelle
qu’il y a une vie après la mort
Je n’ai aucun problème
mais je me demande
Ô Dieu
Y a-t-il une vie avant la mort ?
Ces vers de Mourid al-Barghouti, qui se trouvent dans son recueil Folle Nuit (1996), ont eu un retentissement énorme sur toute la planète, souligne Laâbi, et ils donnent le ton de cette anthologie de 26 poètes, jeunes pour la plupart, les uns déjà tués dans les bombardements, d’autres vivant (peut-être ?) encore à Gaza, d’autres, enfin, qui ont réussi à trouver refuge dans d’autres pays. Comment oser faire des commentaires ? Le mieux est de suivre l’exemple de Laâbi et se contenter de laisser parler les poèmes. En voici un de Hind Joudeh :
Une poétesse en temps de guerre
Que peut bien vouloir dire être poète en temps de guerre ?
Cela veut dire que tu dois t’excuser
t’excuser sans compter
auprès des arbres en flammes
des oiseaux sans nids
des maisons pilonnées
des énormes crevasses au mitan des rues
des enfants pâles
avant et après la mort
et auprès de chaque mère triste ou trépassée […]
Dans la file
Nous avons perdu la notion du temps
et les rendez-vous se tiennent avec nous
dans la même file :
la file du pain
la file de l’eau
la file de la peur
la file du temps
la file de la mort
La résistance consiste à revenir de toutes ces files
en ayant gardé l’intégralité de ton corps
Ton âme en a pris un coup ?
Ça ne fait rien !
[…]
Dans la file
toi et moi
une fillette se rongeant les ongles
un homme crachant sur la guerre
une femme se passant du rouge à lèvres sous son voile
et pas d’eau dans la ville pour laver nos péchés
Mais nous mettons au défi l’enfer
d’apprêter un seul pain chaud
juste avant le rendez-vous avec la mort.
En voici un de Rifaat al-Areer :
Si je dois mourir
[…] Je suis simplement
toi
Je suis ton passé qui traque
ton présent et ton avenir
Je me bats comme tu t’es battu
Je guerroie comme tu as guerroyé
Je résiste comme tu as résisté
J’aurais pu prendre exemple sur ton endurance
si tu n’étais pas en train de braquer ton fusil
entre mes deux yeux ensanglantés
[…] Je ne te hais pas
Je voudrais plutôt t’aider
à cesser de me haïr
et de me tuer
[…] Il te suffira de fermer les yeux
(la vue, par les temps qui courent, aveugle nos cœurs)
Ferme très fort les yeux
jusqu’à ce que tu voies
par l’œil de ta raison
Puis regarde
à l’intérieur du miroir
Une, deux !
Moi, toi
Je suis ton passé
et toi
en me tuant
tu te tues toi-même
Je ne peux les citer tous. Pour terminer, voici un de Haydar al-Ghazali (né en 2004) :
Poème
L’histoire ne retiendra pas
qu’il y avait dans la ville
un amoureux qui ne rêvait
que de vivre
dans le cœur de sa bien-aimée
Et maintenant
il ignore où se trouve sa tombe
pour pouvoir y planter
une rose
Depuis huit mois
ma tête est sous la guillotine
J’attends une mort
qui ne vient pas
Alors, comment puis-je te décrire ma vie ?
J’ai honte de ma poitrine
toujours reliée à des bras et une tête
J’ai honte de mes jambes
qui soutiennent encore un corps intact
Comme j’ai honte
face à une petite fille
qui n’a pas retrouvé la tête de son père
afin de lui donner le baiser de l’adieu
Et j’ai honte qand je passe tout entier
devant une femme
ramassant les morceaux de ce qui reste
de son enfant
Il se trouve que le 23 novembre dernier, j’ai assisté à la présentation d’un nouveau livre dans une librairie de Washington, D.C. Le livre, dans lequel il est beaucoup question de poésie, a pour titre We Are Not Numbers. The Voices of Gaza’s Youth. Pour ceux que cela intéresse, il existe sur la toile un site : wearenotnumbers.org. Par la même occasion a été distribué à l’assistance un document intitulé « La main d’un enfant. Mémorial pour les enfants tués à Gaza » (voir photo ci-dessous).
Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.





0 commentaires