1.
Au début comme par enchantement
j’avais trouvé une petite guitare
au détour d’une allée
alors que je faisais mes adieux
à ma librairie bien-aimée
une dernière heure avec les livres
à minuit moins une du premier confinement
la musique était mon radeau
les notes redonnaient vie aux espaces clos
je me vautrais dans la discipline musicale
comme on s’insère dans une armure protectrice
lorsque dehors la mort et la maladie
frappent à la porte
au début tout était bien
j’avais rallumé un feu perdu
pendant que le monde
dévalisait ses épiceries.

2.
Ça va bien aller avec
ce pistolet à cordes
je profite de l’accalmie pour jouer
devant des aînés traumatisés
quelques maisons de retraite entrouvrent
une porte étroite
je joue des airs de la Renaissance
quelques visages sortent de leur caverne
affichent une joie précaire
mais la langueur estivale l’emporte
sur les décomptes morbides du printemps
la musique simple et joyeuse du luth originel
sonne comme une promesse de convalescence.

3.
L’automne se termine sur un ressac
un dernier concert avant l’alerte rouge
les oreilles inquiètes n’entendent plus que
le murmure des statistiques
je retourne à ma pratique son monastère
le gel gagne du terrain mais
les mains encore chaudes jouent
quelques classiques
un Bach une mazurka un tango
c’est tout ce que je peux faire
à part me gaver de films de gras d’alcool
je pince des cordes comme
un pinson dans sa cage dorée.

4.
Peut-être était-ce la fatigue de l’internat
ou une bestiole interne
qui m’a rongé le tendon mais
par un beau matin de janvier
la main était clouée
en plein milieu de la paume
l’inflammation prohibait tout mouvement
et cette légère sensation de brûlure
était là pour rester pendant
quelques semaines
quelques mois
le confinement allait devenir pour moi
une pratique de l’immobilisation
au niveau primordial des mains
le moindre mouvement de préhension
devait être minutieusement contrôlé
j’entrais dans la sphère intime
du lyrisme entravé.

5.
Un clou invisible dans la paume
plaie mélodieuse
je me tourne vers les aiguilles chinoises
enchaîne les traitements d’acupuncture
le mal vient du dos, ses disques durs
de vieilles tensions non résolues
tous les soirs j’exécute des mouvements circulaires
les bras tournent dans le vide
circuits obliques
verticaux
le matin une muraille s’effondre
ma colonne vertébrale respire
l’énergie la chaleur reviennent tout en douceur
mes vertèbres remercient de tout cœur
les trois arts internes du nord de la Chine.

6.
Le volcan des émotions comprimées
refait surface à chaque nouvelle aiguille
des courants de colère, un fleuve de ressentiment
accompagnés d’une tristesse de plomb
la main fragile tolère quelques minutes
le temps de pincer les cordes puis
ranger l’instrument adoré
je me tourne vers la composition
j’écris les notes sur le papier avec
la même frénésie que mes premiers poèmes
ce jeune garçon de dix-neuf ans
est le même déguisé sous
une nouvelle peau
ironie du sort à la radio
Céline Dion chante :
on ne change pas.

7.
Le retour au jeu est incertain mais
croire en la force, l’intelligence du corps
est un pari vital
alors que nous émergeons
d’une année complète de réclusion
tant que la main écrit ce qu’elle
ne peut jouer
tant que l’oreille recueille
les mélodies flottantes autour de la conscience
le courant traverse la grisaille du temps perdu
et la main
toujours blessée, toujours vibrante
continue de transmettre
son cortège d’images
de poèmes
tout en musique.

Photo : Martin Payette

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Martin Payette

Martin Payette travaille comme enseignant en francisation avec les immigrants à Montréal. Il a publié dans plusieurs revues de poésie (Estuaire, Exit, Recours au poème, etc.) et a participé à bon nombre de lectures publiques. Il a publié un recueil de poésie, Don Juan et le mode turbo, dans la collection « Plaquettes » de la revue et maison d’édition À l’index.