Phare allumé, je cherche la route, je fixe la route,
de peur qu’elle ne soit plus là,
je la cloue au sol,
je lutte pour ne pas m’endormir, les paupières sont lourdes, les
bâillements s’étirent, cela fait longtemps que la nuit est noire, cela fait
longtemps que je roule,
vivante et fuyante, la route est un serpent glissant sous mes roues.
Qui suis-je, pauvre conducteur parmi une armée de fantômes ?
Peu importe, je n’ai pas de nom. Ou plutôt je refuse de le dire à voix
haute. Ni même à voix basse, vous ne me prendrez pas à ce je-là.
Considérez que je suis un étranger.
Un étranger dans son propre camp.
Un étranger qui ne fait pas de vagues.
Un étranger qui n’a pas d’âge.
Considérez que mon identité est inaudible et floue.
Futile et inutile.
Tragique et risible.
Une authentique tarte à la crème en plein dans le mille.
Le mystère reste entier et factice.
Quand ai-je pris la fuite ?
Quel est ce voyage qui n’en finit jamais ?
Quelle est la destination finale ?
Pourquoi ces doutes qui m’assaillent ?
Ne devrais-je pas brancher la radio ?
La musique a un effet anesthésiant sur mon âme.
C’est la meilleure façon de m’engourdir la pensée.
Alors je décline toute distraction.

Photo : Paulo Lobo
Le périple sera sec et dru.
Il faut que je tienne bon.
Je ne sais pas où je vais.
Même si je savais mon itinéraire, je demeurerais le parfait vagabond,
refusant de souscrire à toute idéologie tout-en-un.
Je sais qu’il y aura forcément une conclusion, une étape ultime,
mais je ne sais pas quand elle va survenir. Je me concentre sur les cent mètres qui sont éclairés devant moi,
comme un fil ténu dans un abîme indicible.
Évidemment, cela me fait penser à une salle de cinéma plongée dans l’obscurité.
Évidemment, tout est question de goût, mais je ne vous en dirai pas plus.
Y a-t-il eu crime en la demeure ?
À quoi bon toutes ces gesticulations ?
Les jambes bougent, les bras s’articulent, la bouche murmure.
Les yeux regardent partout, toujours.
On cherche un but à son existence.
Pourtant le livre est là, posé sur la table, ouvert, prêt à révéler ce qu’on refuse de croire.
Il n’attend que mon bon vouloir.
Le temps s’empresse de partir ailleurs.
Il a enfilé son manteau, Et déjà le voilà qui est évaporé, envolé, dérobé.
Il a d’autres chats à fouetter.
Les choses ne se passent jamais comme on voudrait.
Elles ont leur propre logique, leur propre batterie télécommandée.
On a beau les supplier, elles n’en font qu’à leur tête.
La vie est une boucle incessante de gestes esquissés, malencontreusement formulés, maladroitement articulés.
La vie est une quête insatiable de liberté et d’ingénuité.
La quête de l’insouciance que l’enfance portait en elle comme un trésor.
La quête de la page blanche, vierge de tout poids, de tout regret.
Quand seul l’instant présent régnait et que l’on n’avait aucune crainte du moment d’après.
Quand futur et passé n’étaient que des ombres lointaines et que chaque seconde brillait d’une lumière pure et éphémère.
Pourquoi ce besoin acharné de paraître, ce désir constant de façade ?
Pourquoi porter un masque est-il devenu l’objectif principal de notre existence ?
Dans le théâtre bien réglé des relations sociales, l’individu s’efface, écrasé par le poids des apparences.
Mais où se cache l’être, dans un monde saturé d’images et de mirages ?
Cette fois-ci, je n’y échapperai pas.
Le flux de ma pensée m’entraîne irrémédiablement vers le point final.
Il n’y a plus de virgule.
Il n’y a plus de chevauchée sauvage.
Il n’y a plus de voyage en suspens.
Le temps rêvé n’est plus.
Il faut passer à autre chose, redécouvrir le sens de la chair, le sens de l’oubli.
Aveuglé par un flot de lumière, je me noie dans un voile dense et suffocant.
Enfermé au fin fond de ma tête, je cherche l’interrupteur pour arrêter ce tourbillon infernal, cette course effrénée, mon souffle rapetissé.
Une quête non pas de lumière, puisqu’elle m’est donnée en abondance, mais d’apaisement, de suspension temporaire du chaos.
Je cherche simplement le point d’équilibre, là, juste au-dessus de mon petit mètre carré de sol.
Ni passé, ni futur, ni présent.
Je veux simplement être ce que je suis, là où je suis, au moment où je le suis.
Je ne sais pas si vous me suivez, mais ce n’est pas ma faute.
La vie n’est que mouvement.
Les années passent, c’est déjà un mouvement.
Aucune seconde n’est éternelle.
En fermant les yeux, j’ai l’impression de les ouvrir.
La douleur est la plus grande souffrance.
La douleur et l’obligation d’arriver à l’heure.
Conditionné par tout un schéma organisationnel, je mets un point d’honneur à arriver à l’heure.
(Alors que cinq minutes de plus ou de moins ne vont franchement pas faire vaciller le monde.)
Mais je suis un homme de parole.
Vous pouvez me faire confiance quand il s’agit de parler.
Ma langue n’est pas dans ma poche.
Ni ma lampe de poche que je tiens dans ma main. Tel un Apache je pêche par excès de sel.
Les mots sont soupesés, réfléchis, interrogés.
Leur sonorité m’intrigue.
Je me souviens de ce que me disait un professeur de français, là-bas, au Portugal.
Le français est une langue féminine, alors que le portugais est une langue masculine.
il avait une argumentation intéressante que j’ai oubliée entre-temps.
Alors, je pense en portugais, mais j’écris en français.
Qu’est-ce que cela signifie, au fond ?
J’aimerais pouvoir écrire en portugais de façon aussi libre que je le fais en français, aussi décomplexée, spontanée, fluide.
Sans me soucier de la conjugaison, sans craindre l’orthographe, juste la liberté des mots lâchés dans la clairière.
Quand je pense, je ne fais pas d’erreurs de ce genre.
Je pense en portugais.
Je rêve en portugais.
Qu’est-ce que cela dit sur ma personne ?
Ce bilinguisme ambigu, à la frontière de deux mondes.
Les illusions perdues.
Le monde, à travers le prisme de mes pensées, prenait des couleurs différentes.
Il devenait magique par instants, lugubre et menaçant à d’autres, triste et mélancolique la plupart du temps.
Il y a chaque fois une musique qui m’accompagne, et des personnages qui gravitent autour de moi, avec leurs vêtements, leurs paroles, leurs regards.
Et à chaque fois moi, qui me retrouve à jouer mon rôle, projeté sur cette scène de la rue, cet espace partagé avec les autres.
Tout n’est que jeu, que représentation.
Jusqu’au dernier souffle, quand enfin, nous abandonnons nos habits d’apparat.
Paulo Lobo est né au Portugal et a passé sa jeunesse au grand-duché de Luxembourg. Après le lycée, il a étudié les langues et la littérature moderne à l’université de Lisbonne, puis travaillé comme employé de banque, photojournaliste et rédacteur en chef du magazine Wunnen. Il est membre du collectif d’artistes Street Photography Luxembourg et propose des ateliers de photographie de rue, tant au Luxembourg qu’au Portugal. Il a publié plusieurs recueils de textes agrémentés de photos de son cru, mais aussi nombre d’ouvrages photographiques. Depuis 2024, il est à la retraite et se consacre exclusivement à ses projets artistiques personnels. Son site : paulobo.com. (Portrait par Ricardo Lobo Zhingri, 5 ans.)
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