Cher Voyageur,

M’est bien parvenu votre carnet de bord des jours de peine. Pudique, discret, essentiel. J’ai imaginé comment la nuit, au lieu de soustraire la souffrance, vous la rendait exacerbée, violente et comment elle l’avait faite sienne, en l’enfouissant sous la chair, dans le puits du corps. Dans la caverne, parcourue du vent que sont nos mots.

J’ai senti ces odeurs du souvenir, l’essence de mémoire, comme si tout ce qu’on apprend, ou sait, tout ce qui vit, devait s’engrammer dans nos ventres, nos lèvres, avant de n’être qu’un souffle non pas perdu, pas expiré mais immensément disséminé.

M’est parvenu encore, avec ces feuillets, ce « tu » qui les assemble d’un ruban, une ficelle commune. Vous m’avez livré cette nostalgie qui traîne muette en moi, une perte, un oubli, une absence. Et pire encore, oui, l’adresse de ma propre souffrance, ce « tu » qui était le mien et l’eau de mes prières.

Vous avez dit « Où, ton visage, où ? Il a disparu ? » Et moi j’entends : « Où mes mots, où ? Ils ont trouvé leur sable. »

Je vois que vous avez pu troquer parfois la nuit pour un peu de lueur. La tristesse pour la patience de l’attente sachant que toute ombre provient d’une lumière.

Ainsi l’encre sur vos pages aussi, je le crois. C’est le cadeau que vous fait la douleur, c’est le cadeau que vous nous faites.

En route,

Anna

Une pluie drue tombe dans le puits de mai
— L’hiver s’attarde, dévore les bourgeons.
Mais mon corps brûle, lui, quand il dévore ta fête,
quelle que soit la saison, qu’importe le temps.
 
Mes yeux luisent — de larmes, de pluie ?
ou d’un trop plein de joie m’emportant
par-dessus le vide, au delà de l’envie.
Un divin hors-temps me pousse au-devant,
 
ponctué d’épreuves et d’étreintes. Chair…
tu l’honores si haut, art délicat de ce qui
se défait irrémédiablement. Et notre correspondance
 
sauvée dans mon égarement ; toi, indifférente aux mots.
— et cette chambre noire où tu fixes la palpitation
de mon regard, son refus de s’éteindre.

Une écharde dans la chair, Réginald Gaillard, éditions de Corlevour, 2024

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Anna Jouy est une auteure et poétesse suisse, membre du comité de D’Ailleurs poésie. Elle vit dans la région de Fribourg. Outre travailler à différentes mises en scène de spectacles musicaux et à la publication de quelques romans, elle aime prendre le temps et aborder le silence de la poésie. Éditée pour la première fois par Décharge en 2008 avec Ciseaux à puits, puis par les éditions de l’Atlantique, les éditions Rhubarbe et Alcyone ainsi que par différentes revues. Son site : jouyanna.ch.