« Jusqu’ici tout va bien (2014-2018) » : tel est le titre de la deuxième et dernière partie des Derniers Poèmes d’Ursula Le Guin (édition bilingue, traduction d’Aurélie Thiria-Meulemans, Aux forges de Vulcain, 2023). Ce sont les poèmes qu’elle a écrits pendant les quatre dernières années de sa vie, alors qu’elle approchait des 90 ans. Sa fille précise : « Ursula a renvoyé le manuscrit corrigé de Jusqu’ici tout va bien pour la relecture ortho-typo le 15 janvier 2018. Elle est morte le 22 janvier. » J’aime le ton optimiste de ce titre pour des poèmes qui sont en grande partie une méditation sur la mort qui approche. (Les titres en caractères gras sont ceux des différents ensembles de poèmes de la deuxième partie du livre.)

Incantations
 
En poussière
 
Esprit, prépare-toi pour les voyages à venir
du corps, les mouvements
de la matière qui te faisait.
 
Élève-toi dans les volutes de palo santo.
Retombe sur terre avec la pluie.
Pénètre, au plus profond, dans les racines lointaines.
Monte doucement dans la sève qui s’élève
jusqu’aux branches, à la couronne, à la pointe des feuilles.
Reviens à terre comme les feuilles en automne
et gis dans la patiente décomposition de l’hiver.
Relève-toi dans les vertes sources du printemps.
Laisse-toi porter au soleil avec le pollen sacré
pour retomber comme une bénédiction.
 
          Toute poussière de la terre
fut vie, fit âme, est sacrée.

Photo : Marian Wood Kolisch, Oregon State University, CC BY-SA 2.0

L’empereur stoïcien Marc Aurèle s’adressait à son « âme ». Ursula Le Guin s’adresse à son « esprit ». Sont-ils sur la même longueur d’onde ? « La mort n’est rien de plus qu’un changement éternel. La mort n’existe pas, elle n’est qu’un changement de monde », écrit Marc Aurèle. Le Guin évoque, ou plutôt imagine de façon concrète, la transformation de « la matière » composant le corps. Elle suit le mouvement cyclique de ce qui rend possible la vie matérielle après la mort et, éventuellement, la naissance d’autres corps et d’autres esprits : plantes, pluie, racines, sève, pollen. Je pense aussi à la longue hibernation des cigales dont les Chinois ont fait un symbole de renaissance de la vie après la mort. « Toute poussière de la terre fut vie, fit âme, est sacrée. » La poussière va de nouveau faire vie et âme. Y a-t-il dans ce poème une différence entre « âme » et « esprit » ? Tous deux doivent leur existence au « pollen sacré ».

Méditations
 
Sens inférieurs
 
          Penser la beauté avec les yeux
c’est constamment oublier
          la chaleur du feu
dans l’éclat de sa lumière,
dans ses ondulations gracieuses
 
          la grâce de l’eau qui étanche la soif.
Doux comme l’air, le toucher de la fourrure
          sous les doigts
est sûrement aussi beau
que la courbe du saut du chat.
 
          Nulle beauté plus tranchante
qu’une branche d’armoise séchée,
          l’odeur âcre et poignante
qui ramène jusqu’au cœur
l’étendue muette du désert.

J’aime cette invitation à percevoir la beauté. La gamme de ce que nos sens peuvent offrir est souvent négligée, bien qu’elle soit à la portée de tous. Quelle trouvaille, la beauté de « la courbe du saut du chat » !

Élégies
 
Chauves-souris
 
I
Lorsque je contemplais le vol des chauves-souris
dans le crépuscule californien
leurs cris alambiqués, sinusoïdaux,
papillonnaient en même temps qu’elles
mais avec les ans, elles se sont tues
et sans cette minuscule friture de sonar
les voir papillonner
de l’être au néant
c’est comme d’être aveugle
 
II
Dans le crépuscule de mon rêve
volait une chauve-souris
à mon réveil je me demande
si la chauve-souris de mon souvenir
qui volait dans le crépuscule
du rêve de Californie
était en Californie ou dans le rêve.

Comment ne pas penser au célèbre passage du Tchouang-tseu où le philosophe se demande, à son réveil, s’il est un homme qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme ? Dans le poème de Le Guin, il est vrai, l’identité du rêveur n’est pas en cause, seulement celle de la chauve-souris : se trouve-t-elle en Californie ou dans le rêve ? Mais les questions posées sont de même nature.

Voyage de nuit
 
Somnolence
 
Ce petit caillou mon esprit
glisse dans l’étang boueux
et se dépose doucement dans la vase
au fond de l’eau peut-être pour toujours

N’est-ce pas l’évocation d’une première étape des « voyages à venir du corps » décrits dans le poème « En poussière » ? « Esprit, prépare-toi… » Mais comment se préparer ? Montaigne y a renoncé…

À la neuvième décennie
 
Feuilles
 
Les années malmènent l’identité.
Qu’est-ce que cela signifie de dire
Je suis cette enfant sur la photo
à Kishamish en 1935 ?
Autant dire que je suis l’ombre
d’une feuille de l’acacia
abattu il y a soixante-dix ans
qui danse sur la page que lit l’enfant.
Autant dire que je suis les mots qu’elle lut
ou les mots que j’écrivis en d’autres années,
danses d’ombre et de lumière,
comme le vent qui joue dans les feuilles.

Je me rends compte que j’ai choisi des poèmes qui font penser à la mort comme à une chose naturelle qu’il ne faut pas redouter. Et il est vrai que la plupart des poèmes invitent à attendre la mort paisiblement dans un état de rêverie. Ce n’est pas toujours le cas. Ainsi dans :

La traversée du désert
 
Un cuir ridé, tacheté, pâle
qui recouvrait en pendant quelques os
était à présent sa demeure, sa tente tremblotante
établie chaque jour un peu plus avant
dans la plaine d’épines et de dunes.
Une charge mal commode, si bien que
les sources étaient toujours plus distantes.
Le silence immense tapi derrière chaque dune
comme un lion à tête de femme. Elle chantait
d’une voix, comme le vent sur le sable,
une longue réponse à une question qu’il ne lui posait pas.

Rien qui invite ici à une rêverie paisible. C’est la description bien concrète d’un corps vieillissant, à la démarche incertaine, qui avance lentement dans un désert de plus en plus menaçant. Ce n’est plus la belle « étendue muette » que fait surgir la branche d’armoise séchée dans « Sens inférieurs ». Même ici, pourtant, l’accent n’est pas mis sur la souffrance ou l’horreur de la décomposition. Ce « lion à tête de femme » m’a surpris et m’a fait penser au vers d’André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme : « Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait ». Le rapprochement est arbitraire, je le reconnais, mais je trouve un accent surréaliste à la fin de ce poème. Il me semble qu’on imagine facilement un paysage énigmatique de Salvador Dalí où une femme « chante sur le sable, / une longue réponse à une question qu’il [le silence ou le vent ?] ne lui posait pas ».

Revenons à l’âme pour finir : « Âme, applaudis et chante plus fort », disait Yeats,

mais le chant que cette vieille âme veut chanter est doux,
  comme une enfant jouant seule dans un grenier,
    elle a une longue histoire à raconter,
      qu’elle se chante doucement,
        si longuement, si doucement.

Dans Vocation clandestine, Dominique Aury raconte comment, jusqu’à la fin de sa vie, Jean Paulhan avait gardé le don du bonheur : il s’émerveillait de tout. À quelques exceptions près, les poèmes d’Ursula Le Guin me donnent la même impression de joie de vivre et de sérénité.

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Christian Garaud est né à Poitiers en 1937. Il est membre du comité de D’Ailleurs poésie. Après avoir enseigné le français en Irlande, en Suède et au Canada, il est devenu professeur à l’université du Massachusetts à Amherst, où il s’est tout particulièrement intéressé à Victor Segalen, Jean Paulhan, Annie Ernaux et au problème du stéréotype. Il réside maintenant à Washington. Depuis 2004, il écrit poèmes, textes et traductions dans une dizaine de revues en France et aux États-Unis. Il a publié en français entre autres aux éditions Décharge/Gros Textes, des Vanneaux, ou La Porte. Aux États-Unis, il fait aussi partie d’un groupe d’une cinquantaine de membres faisant circuler des poèmes inédits en anglais sur la toile tous les quinze jours.